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sur l'auteur

Je m'appelle Frédéric Faravel. Je suis né le 11 février 1974 à Sarcelles dans le Val-d'Oise. Je vis à Bezons dans le Val-d'Oise. Militant socialiste au sein de la Gauche Républicaine & Socialiste. Vous pouvez aussi consulter ma chaîne YouTube. J'anime aussi le groupe d'opposition municipale de gauche "Vivons Bezons" et je suis membre du groupe d'opposition de gauche ACES à la communauté d'agglomération Saint-Germain/Boucle-de-Seine.
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Gauche Républicaine & Socialiste

22 novembre 2023 3 22 /11 /novembre /2023 12:47

J'ai rédigé avec mes amis Mathias Weidenberg et Laurent Miermont cet article (publié pour la Gauche Républicaine et Socialiste) sur la création du nouveau parti de la gauche radicale allemande par Sahra Wagenknecht. Il en a été un peu question dans la presse française, mais il est assez symptomatique de remarquer le peu d'effort d'analyse et de sérieux dont celle-ci a fait preuve sur le sujet. Sahra Wagenknecht reste pour la presse hexagonale la "Mélenchon allemande", sans être capable de faire le point sur l'éloignement grandissant du leader insoumis d'avec ce qui faisait la base commune qui aurait pu rassembler une partie de la gauche européenne sur une ambition radicale.

Sahra Wagenknecht n'est pas parfaite et je ne partage pas toutes ses prises de position politique, notamment en matière internationale, mais, comme nous le disons dans l'article, ces questions ne sont pas le cœur de son message. Au-delà de faire preuve d'un sérieux complet (qui ferait passer tous les hauts dirigeants politiques français pour une bande de clowns), Wagenknecht a un mérite essentiel, celui de ramener le débat politique là où la gauche devrait le conduire : sur les questions économiques et sociales et pour la défense des intérêts des catégories populaires, qui rencontrent ceux plus largement des pays auxquels elles appartiennent.

Espérons que le Gauche européenne saura traiter le sujet avec la tête froide... Nous ne pourrions au prétexte d'une rupture entre Die Linke et l'alliance de Wagenknecht en Allemagne nous priver de la dynamique que cette dernière insuffle ; et surtout au regard de l'audience qu'elle reçoit, cela devrait interroger bien de nos partenaires à s'interroger sur la dérive libérale-identitaire prise par certains d'entre eux qui essaient pourtant de le cacher derrière un vocabulaire teinté de rouge mais qui ne peut masquer la mise au second plan des priorités économiques et sociales.

bonne lecture,

Frédéric FARAVEL
Animateur national du pôle Idées, formation et Riposte de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS)
Conseiller municipal et communautaire GRS de Bezons

Die Linke au bord du gouffre après l’envol de Wagenknecht

Une page se tourne au Bundestag. Créé au lendemain des élections législatives de 2005, le groupe de gauche Die Linke n’existera plus à partir du 6 décembre, a annoncé son président, Dietmar Bartsch, mardi 14 novembre. Depuis 1960, c’est la première fois que le Parlement allemand perd un de ses groupes en cours de législature.

Die Linke était issu de la fusion entre le PDS, héritier du SED (“parti socialiste unifié”, le parti unique en RDA de 1949 à 1990), et le WASG, une alliance bigarrée de sociaux-démocrates de gauche, de néo-marxistes et d’altermondialistes. Le parti avait été officiellement fondé en 2007, deux ans après la constitution du groupe parlementaire, et avait obtenu son meilleur résultat aux législatives en 2009 (11,9%). Die Linke a cependant accumulé les revers ces dernières années.

La dissolution prochaine du groupe parlementaire est la conséquence d’une scission annoncée le 23 octobre par Sahra Wagenknecht, son ancienne présidente (2015-2019), qui emmène avec elle 9 parlementaires. Après leur départ, Die Linke n’en compte plus que 28, un nombre insuffisant pour conserver un groupe, car il faut en effet au moins 5% des membres du Bundestag pour en constituer un, ce qui place la barre à 37 dans l’assemblée actuelle.

L’aboutissement des désaccords au sein des Linke

Longtemps, Die Linke avait été dominé par un triumvirat : Gregor Gysi, ancien patron du PDS, Sahra Wagenknecht, co-présidente du groupe et vice-présidente du parti elle aussi issue du PDS, et Oskar Lafontaine (son mari depuis 2014) qui avait connu une carrière exemplaire dans le parti social-démocrate allemand : ancien candidat à la Chancellerie, ministre-président de la Sarre (petit Land à l’ouest, le long du département français de la Moselle) et éphémère ministre de l’économie du premier gouvernement Schröder avec qui la rupture fut aussi rapide que brutale. Opposé au social-libéralisme du Chancelier SPD, Die Linke était parvenu à obtenir des suffrages au-delà des nostalgiques du communisme et du SED, en portant une ligne de gauche anticapitaliste et de soutien aux intérêts économiques et sociaux des catégories populaires.

Mais le manque de cohérence entre les coalitions Linke – SPD dans les Länder de l’Est et le choix des sociaux-démocrates de gouverner au niveau national avec Merkel, ainsi que les divergences de fond et de stratégie en interne, ont peu à peu conduit le parti à substituer une ligne nouvelle de défense des minorités et de la jeunesse des hypercentres à celle, plus traditionnelle, de défense des classes populaires.

La violence de ces débats a conduit deux dirigeants parmi les plus sérieux et à la meilleure cote d’avenir, à quitter le parti : Fabio Di Masi, eurodéputé puis député fédéral, a claqué la porte en septembre 2022. À présent c’est la très populaire Sahra Wagenknecht qui s’en va créer sa propre organisation,après une première tentative avortée de faire du neuf pour élargir l’audience de la gauche radicale, suivie d’une période de diète médiatique (et d’une forme de burn-out).

En effet, Wagenknecht n’en est pas à son coup d’essai. En 2018, elle avait porté un nouveau “mouvement” inspiré de LFI et PodemosAufstehen !. Elle s’était alors immédiatement attiré des critiques féroces des Linke, l’accusant de dériver à l’extrême-droite, exactement comme le fait maintenant LFI contre le reste de la gauche française. Pourtant à l’époque, c’est Sahra Wagenknecht qui invitait Jean-Luc Mélenchon à parler devant le congrès des Linke à Berlin. Il y avait entre eux une convergence idéologique sur la question économique et celle de l’égalité des territoires, ainsi qu’une défiance marquée à l’encontre des discours centrés sur la petite bourgeoisie urbaine (depuis lors, le leader Insoumis a viré à 180° et choisi une orientation finalement assez semblable à celle des Linke actuels).

Mais Wagenknecht, bien qu’ayant très vite 100 000 inscrits sur sa newsletter, a vite calé, pour ne pas dire craqué. Peu sensible aux questions d’organisation, la native de Iéna est surtout une excellente oratrice. Sans structuration, Aufstehen ! a échoué à percer.

Un parti-mouvement personnaliste mais avec une colonne vertébrale marxiste

La seconde tentative sera-t-elle la bonne ? La très personnalisée Bündnis (”alliance”) Sahra Wagenknetch (BSW) n’existe pas encore juridiquement et ne gardera peut-être pas ce nom provisoire après son congrès fondateur. Au plan institutionnel, il y aura donc deux “coordinations” sans statut de groupe parlementaire : 27 députés loyaux à die Linke et 9 députés avec BSW.

Dans les sondages, sans Wagenknecht, la coalition au pouvoir est minoritaire : Unions Chrétiennes (conservateurs) 30%, AfD (extrême droite) 23%, SPD 17%, Verts 13%. Le FDP (libéraux) à 4%, comme les Linke (4%) seraient exclus du Bundestag. Mais quand elle est mesurée, la BSW rentre en fanfare dans le jeu politique : Conservateurs 24%, AfD 17%, SPD 17%, Wagenknecht 13% (soit mieux que le meilleur score des Linke), Verts 12%, le FDP et Die Linke 3% chacun.

Wagenknecht parle peu de l’international (ses rares sorties, plutôt pro-russes, avaient entraîné des départs de membres des Linke, ulcérés par l’absence de réaction du parti) et peu d’Europe. En revanche, elle dénonce assez souvent l’effet boomerang des sanctions prises par l’UE contre Moscou suite à l’invasion de l’Ukraine, car pour elle, ce qui compte, ce sont les enjeux économiques et sociaux. Elle mobilise les classes salariées naufragées qui n’ont pas profité de la croissance 2011-2021 et qui ne se reconnaissent pas dans les cibles sociologiques du vote écologiste et (désormais) des Linke.

Son mouvement est à ce stade surtout organisé sur les réseaux sociaux, mais un réseau local émerge dans les cantons en déshérence de la République fédérale.

Sahra Wagenknecht n’est pas que brillante oratrice, elle aussi une essayiste prolixe : ses nombreux ouvrages lui servent à accéder aux plateaux de télévision et à multiplier ses messages par les recensions de ses livres. En Allemagne, l’écrit reste un vecteur majeur de cristallisation du comportement électoral des classes d’âge qui votent. Au point de vue théorique, sa prose, à 90% économique, est matérialiste et teintée de néo-marxisme.

Élevée sans religion, elle se dit athée, ce qui est assez rare dans la classe politique allemande. Mais sans en faire un sujet central, elle ne se prive pas de dénoncer comme nouvel « opium du peuple » les théories post/décoloniales et autres études de genre qu’elle trouve, non sans raison, idéalistes, petites bourgeoises et excessivement centrées sur l’identité. Pour cette fervente admiratrice de Rosa Luxembourg, le vrai féminisme c’est la lutte des classes et le socialisme.

Sahra Wagenknecht sait non seulement jouer de sa parole percutante, mais aussi des autres registres de la politique spectacle. La plupart des Allemands, quand ils n’admirent pas sa beauté, lui reconnaissent un style à la fois simple et élégant (dépourvu de marques de luxe ou à la mode) qui leur évoque la figure d’une sorte d’Athena germanique.

Enfin, elle va chercher les électeurs du prolétariat partis chez l’AfD avec tous les moyens rhétoriques à sa disposition, ce qui la mettrait, aux yeux de certains Insoumis français, à l’extrême droite de Fabien Roussel (sachons manier nous-mêmes l’ironie).

Parmi ses soutiens se trouvent les députés Linke connus pour leur position marxiste, anti-impérialiste intransigeante (et plutôt pro-russe, par rejet de l’OTAN). Mais le nouveau parti ne fait pas du tout publicité de ses positions internationales : le choix est de parler économie, inflation, salaires, pouvoir d’achat, travail, énergie, inégalités sociales et de territoires.

L’espérance de vie de BSW sera sans doute bien supérieure à celle d’Aufstehen ! car Sahra Wagenknecht ne s’occupe pas de la structuration ni de “l’orga”, assurées par d’autres. En outre, Sahra Wagenknecht a tout lieu de se réjouir d’être partie avec 9 députés très bien implantés localement.

Quelles perspectives politiques ?

BSW va présenter des listes en 2024 aux européennes de juin et aux trois scrutins régionaux de l’automne en Saxe, Thuringe et Brandebourg. Rappelons qu’en Allemagne le minimum requis pour obtenir un eurodéputé est de 1,2%. Die Linke avec 3-4% peut donc espérer conserver 3, peut-être 4 sièges, et BSW devrait, si les sondages se confirment, en rafler au moins 10. On pourra alors mesurer le poids politique du nouveau parti.

La question est à présent de savoir comment cette reconfiguration de la gauche allemande (BSW mord un peu sur les restes de Die Linke, sur le SPD et… beaucoup sur l’AfD !) pourrait entraîner un changement politique significatif en Allemagne, voire, à terme, un changement de coalition, pour sortir de la succession d’accords de gouvernement de centre-droit et de centre-gauche, dont les nuances subtiles ne font guère de différence pour les gens.

On peut se poser la même question, mais cette fois au niveau européen : BSW choisira-t-elle un compromis avec l’alliance « Maintenant le Peuple » pilotée par LFI et donc de faire l’impasse sur leurs importantes différences idéologiques ? Cela poserait clairement la séparation avec Die Linke, mais cela éloignerait BSW de sa famille politique naturelle : le Parti de la Gauche Européenne, dont les positions économiques et sociales sont proches.

Mathias Weidenberg, Frédéric Faravel et Laurent Miermont

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11 avril 2023 2 11 /04 /avril /2023 10:46

J'ai rédigé pour la Gauche Républicaine et Socialiste cet article approfondi qui permet de comprendre le contexte historique dans lequel s'inscrivaient en 1998 les "Accords du Vendredi-Saint", mais également leur bilan et leur réussite, et surtout les perspectives qui ont été ouvertes et qui ont été rendues possibles par leur mise en œuvre. Le parti républicain Sinn Féin tient sans doute une grande partie l'avenir de l'Île entre ses mains et nous pourrions voir dans quelques années un processus avancé de réunification.

Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire GRS de Bezons
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"
Animateur national du pôle Idées, formation, riposte de la Gauche Républicaine et Socialiste

25 ans après le Good Friday Agreement, l’Irlande en chemin vers l’unité ?
Le Vendredi 10 avril 1998, jour du « Vendredi-Saint », 26 ans après le terrible Bloody Sunday de Derry, les protagonistes de la crise nord-irlandaise parvenaient en fin d’après-midi à un accord historique pour mettre fin à 30 ans de guerre civile en Irlande du Nord. C’était l’aboutissement de quatre années de négociations plus ou moins secrètes, qui avait suivi deux cessez-le-feu unilatéraux de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) en 1994 et 1997, la nomination de Tony Blair comme Premier ministre du Royaume Uni en 1997 et l’implication directe du président américain Bill Clinton au travers du sénateur George J. Mitchell. C’était surtout le début d’un processus de paix qui devait permettre le désarmement des groupes paramilitaires, la création d’institutions démocratiques provinciales, l’égalité des droits et la fin des discriminations contre la « communauté irlandaise ».

Vingt-cinq ans après, malgré quelques pics de tension, le visage de l’Irlande du Nord a été totalement transformé, et malgré le Brexit et une crise institutionnelle provinciale depuis 2022, non seulement le retour de la guerre civile est impensable mais la possibilité d’une réunification de l’Irlande sous le couvert de la République peut être sérieusement envisagée, sans que cela ne déclenche ni hilarité ni sourires entendus…

Vue de France, l’histoire en marche en Irlande met en jeu des processus complexes très éloignés de notre culture historique et politique, qu’il paraît nécessaire de redonner des éléments de compréhension pour maîtriser les enjeux actuels. Nous reviendrons donc sur ce qu’est la question d’Irlande, sur l’« Accord du Vendredi-Saint » en lui-même, sa mise en œuvre parfois chaotique et sur les évolutions politiques récentes des Îles britanniques qui ouvrent de nouvelles perspectives.

Après la « question d’Irlande », la question d’Irlande du Nord

La Question d’Irlande, c’est le titre d’un essai historique remarquable de Jean Guiffan, sûrement l’un des ouvrages les plus complets en langue française sur le sujet. Car avant la question d’Irlande du Nord, il y a eu une « question d’Irlande » qui s’étale sur près de 800 ans… Pour ceux qui souhaiteraient s’y référer avant de poursuivre, vous pouvez cliquer ici.

Avant même le traité anglo-irlandais de 1921 et la reconnaissance de l’État libre d’Irlande, la séparation de 6 comtés du nord au sein de la province de l’Ulster était déjà consommée. Dès 1918-1919, les élites locales protestantes par l’intermédiaire des milices des Black and Tans, de la Royal Irish Constabulary et de l’armée britannique engagent une politique de terreur contre les communautés « irlandaises » (en général les catholiques favorables aux Républicains). Le Royaume Uni octroie dans la foulée une autonomie provinciale aux six comtés d’Antrim, Down, Armagh, Londonderry, Tyrone et Fermanagh, sous l’égide de l’Ulster Unionist Party (UUP), le parti de la bourgeoisie protestante conservatrice locale.

Et si l’État Libre d’Irlande (puis la République) s’engage, au sortir de sa propre guerre civile en 1923, dans le chemin de l’isolement et du conservatisme catholique relativement passéiste, c’est un véritable régime ségrégationniste que va mettre en place l’UUP pendant plus de 50 ans. Si théoriquement les institutions provinciales britanniques sont bien démocratiques, la pratique discriminatoire affirmée du pouvoir la rapproche ouvertement de ce qui a cours contre les noirs à la même époque dans les États du sud des USA ou en Afrique du Sud. Il est d’ailleurs probant que des dirigeants de l’apartheid en visite officielle à Belfast dans les années 1960 aient alors fait part devant le congrès de l’UUP de leur admiration pour l’efficacité de son régime politique.

effectifs de la Ulster Special Constabulary à l’entraînement en 1941

effectifs de la Ulster Special Constabulary à l’entraînement en 1941

Tout est fait pour écarter les Irlandais catholiques des fonctions publiques avec une politique délibérée de gerrymandering pour le découpage des circonscriptions électorales (permettant ainsi de faire élire des députés de l’UUP même des les territoires irlandais, l’attribution de logements sociaux, l’emploi dans le secteur public et la police. Les juges sont tous protestants membres de l’UUP. La police d’Irlande du Nord, la Royal Ulster Constabulary (RUC), était recrutée dans la communauté protestante ; elle n’avait aucune indépendance opérationnelle, répondant aux directives des ministres provinciaux. La RUC et la réserve Ulster Special Constabulary (USC) étaient des forces de police militarisées, sous prétexte de la menace de l’IRA pourtant plus que marginale dès la fin des années 1940. Ces deux structures, par ailleurs liées à des organisations paramilitaires loyalistes et à l’Ordre d’Orange1, avaient à leur disposition la loi sur les pouvoirs spéciaux, une législation radicale qui autorisait les arrestations sans mandat, l’internement sans procès, des pouvoirs de perquisition illimités et des interdictions de réunions et de publications. Rapidement, les communautés irlandaises et britanniques sont entrées dans une logique de ségrégation mutuelle auto-imposée qui renforce les caractères institutionnels du régime ; cette situation apporte politiquement une garantie de stabilité sociale et politique à la bourgeoisie protestante qui dresse aisément les ouvriers britanniques contre la main d’œuvre irlandaise catholique (variable d’ajustement sur-exploitée et sous-payée car maintenue en sous emploi) en faisant jouer tout à la fois la concurrence économique et la détestation confessionnelle et « raciale » réciproque. Le Nationalist Party (NP), héritier du parti qui a porté le combat pour l’autonomie de l’Irlande dans la deuxième moitié du XIXème siècle, finit par lui-même boycotter les institutions provinciales.

une des marches de la Northern Ireland Civil Rights Association

une des marches de la Northern Ireland Civil Rights Association

Le mouvement pour les droits civiques en Irlande du Nord apparaît au début des années 1960 pour lutter contre les discriminations dont sont victimes les Irlandais catholiques. Ce mouvement emprunte exactement les mêmes codes (et les mêmes hymnes) que le mouvement des droits civiques pour les afro-américains. Au début des années 1960 apparaissent les premières associations luttant pour l’égalité civique, menées par des libéraux et des travaillistes principalement catholiques mais aussi protestants. Lorsque Terence O’Neill devient Premier ministre UUP d’Irlande du Nord en 1963, un certain espoir de changement naît, rapidement contrarié. La Campaign for Social Justice est fondée en 1964. En 1965, le Labour Party crée au Parlement du Royaume-Uni un groupe de pression, la Campaign for Democracy in Ulster. En novembre 1966 est fondée la Northern Ireland Civil Rights Association (NICRA), soutenue par des nationalistes et des républicains. Elle organise plusieurs marches à partir de 1968, violemment réprimées par la RUC et attaquées par des contre-manifestants loyalistes soutenus par les mouvements paramilitaires protestants. C’est le début de ce qu’on l’a appelé les « Troubles ». L’armée britannique est envoyée dès 1969 pour tenter de s’interposer et de stopper les affrontements (qui sont essentiellement provoqués par les contre-manifestants et groupes paramilitaires loyalistes) ; mais dès l’année suivante, les effectifs de l’armée britannique sont rapidement réduits du fait de la création de l’Ulster Defence Regiment (UDR) au recrutement essentiellement local, donc protestant loyaliste. Bloqué par sa propre majorité unioniste, Terence O’Neill ne réalise pas ses promesses de réformes sociales. Malgré la violence du conflit nord-irlandais, les différents groupes de pression pour les droits civiques continuent leurs actions. En 1972, la NICRA organise une manifestation pacifiste à Derry, le Bloody Sunday, sur laquelle tirent des parachutistes britanniques, faisant 14 morts.

une des victimes des parachutistes britanniques emmenés par des civils qui se servent d’un mouchoir ensanglanté comme drapeau blanc lors du Bloody Sunday de Derry en 1972

une des victimes des parachutistes britanniques emmenés par des civils qui se servent d’un mouchoir ensanglanté comme drapeau blanc lors du Bloody Sunday de Derry en 1972

C’est ce mouvement et son impact sur la société ainsi que le début des « Troubles » vont bouleverser le paysage politique. En 1970, deux nouveaux partis sont créés :

  • d’abord côté irlandais, le Social democratic and labour party (SDLP) qui rassemble autour de quelques élus catholiques et protestants du parlement provincial, issus du NP, des nationalistes, des républicains et des travaillistes. Lié au parti travailliste britannique, il sera dirigé par Gerry Fitt puis John Hume, il va un temps boycotter les institutions locales puis reprendre part aux élections, représentant rapidement la majorité des électeurs irlandais de la province, tant à Westminster que dans les conseils locaux.
  • ensuite côté unioniste, le Révérend Ian Paisley, leader de l’Église presbytérienne libre, créée après une scission au sein de l’UUP le Democratic Unionist Party (DUP), qui va représenter la fraction la plus intransigeante des Unionistes et progresser rapidement.
Le rassemblement anti-internement de Magilligan, à Derry 1972, avec John Hume parlant à un soldat de l’armée britannique. “Je pensais que j’avais le devoir d’aider ceux qui n’avaient pas autant de chance que moi.” (photo colorisée de Jimmy McCormack)

Le rassemblement anti-internement de Magilligan, à Derry 1972, avec John Hume parlant à un soldat de l’armée britannique. “Je pensais que j’avais le devoir d’aider ceux qui n’avaient pas autant de chance que moi.” (photo colorisée de Jimmy McCormack)

Le mouvement républicain historique est lui-même atteint par de profonds changements. Sinn Féin ne survit plus qu’à l’état résiduel en Irlande du Nord ; toujours lié à sa branche militaire, l’IRA, il avait évolué en lien avec les autres mouvements de libération nationale à l’échelle globale vers une idéologie marxiste-léniniste. En 1969, alors que l’IRA n’est plus que l’ombre d’elle-même et désarmée de fait, deux lignes s’affrontent et la scission a lieu d’abord en décembre au sein de la branche militaire : d’un côté, les Officials (majoritaires) qui veulent mettre fin à la politique abstentionniste des Républicains pour créer un front de libération nationale avec l’extrême gauche ; de l’autre, les Provisionnals (minoritaires) qui maintiennent une ligne de boycott des institutions politiques et considèrent que la défense « militaire » des communautés irlandaises face aux exactions de milices loyalistes comme l’Ulster Volunteer Force (UVF) reste prioritaire. La scission est acquise sur les mêmes bases au sein de Sinn Féin en janvier 1970. Les Officials abandonneront rapidement la lutte armée et subiront d’autres scissions motivées par la volonté de continuer le combat face aux agressions des milices loyalistes2. Les Provisionnals, qu’ils soient de la branche politique ou militaire, ne vont pas sortir de la marginalité immédiatement ; c’est la tragédie du Bloody Sunday qui va dans toute la province leur apporter le soutien d’une large partie de la communauté irlandaise et déclencher des « vagues » d’adhésion d’une partie des jeunes catholiques à la Provisionnal IRA qui apparaît alors comme la seule organisation ayant pour volonté de protéger les quartiers catholiques.

Tableau historique des différentes scissions de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) de 1919 à nos jours

Tableau historique des différentes scissions de l’Armée Républicaine Irlandaise (IRA) de 1919 à nos jours

La guerre civile bat désormais son plein. Elle fera plus de 3 500 morts, plus de 50 000 blessés, dans les différents camps. De 1969 à 2003, il y a eu plus de 36 900 fusillades et plus de 16 200 attentats à la bombe ou tentatives d’attentats associés aux Troubles. À partir de 1972, au regard de l’aggravation de la situation politique et militaire, le gouvernement britannique va suspendre l’autonomie de la province pour résoudre le conflit. Mais son choix d’y appliquer prioritairement une solution militaire et sécuritaire plutôt que politique le conduit à reproduire les exactions et les discriminations reprochées précédemment au pouvoir unioniste : internements forcés, tortures, suppression du régime de prisonniers politiques, conditions d’internement illégales et dégradantes, répression violente et armées des manifestations pacifiques, erreurs judiciaires monumentales (on pourrait dire que la Grande Bretagne a vécu en 20 ans plusieurs « Affaire Dreyfus »), collaboration régulière et univoque avec les groupes paramilitaires loyalistes3… L’IRA ou l’INLA ne seront en rien des enfants de chœur : en dehors d’opérations de règlement de compte, avec les paramilitaires loyalistes (ou entre elles) dignes de guerres de gangs, et de la défense de quartiers catholiques, ces deux organisations paramilitaires (en lien avec leurs branches politiques, mais pas toujours) vont conduire des opérations terroristes contre des militaires britanniques et l’UDR en Irlande et en Grande Bretagne, mais aussi contre des civils et contre des Pubs en Grande Bretagne. Les opérations les plus marquantes seront évidemment l’assassinat de Lord Mountbatten, l’oncle du Prince Philippe (l’époux de la Reine d’Angleterre), en République d’Irlande ou l’attentat manqué contre Margareth Thatcher lors du congrès conservateur à Brighton en octobre 1984. Outre le fait que les directions républicaines n’ont alors jamais brillé par leur compassion pour les victimes civiles collatérales, elles sont parfois débordées par leurs troupes qui mènent des opérations non contrôlées. L’achat d’armes et d’explosifs des différentes branches militaires républicaines ou loyalistes met celles-ci en contact avec la pègre et une partie de l’internationale terroriste nationaliste et d’extrême gauche, ce qui laissera longtemps des traces. Cependant une évolution politique renforcée de Sinn Féin va être conduite sous la direction de Gerry Adams et de Martin McGuinness (chef de la Provisionnal IRA), notamment dans la foulée de l’élection de Bobby Sands au parlement britannique pour relayer la lutte et la grève de la faim des prisonniers politiques républicains. Sinn Féin (qui ne se considère plus comme Provisionnal) recherchera dès lors systématiquement le soutien électoral de la communauté irlandaise, tout en boycottant les institutions de la province.

tract électoral en faveur de l’élection de Bobby Sands, chef des volontaires de l’IRA internés dans la prison de Haute Sécurité de Long Kesh (dit “H blocks”), au parlement britannique

tract électoral en faveur de l’élection de Bobby Sands, chef des volontaires de l’IRA internés dans la prison de Haute Sécurité de Long Kesh (dit “H blocks”), au parlement britannique

Des tentatives de négociations et de résolution politique ont bien lieu dans les années 1970 sous le gouvernement travailliste britannique (Accord de Sunningdale) impliquant le gouvernement irlandais, mais la pression du DUP de Ian Paisley sur le premier parti unioniste UUP les conduira à l’échec. Margareth Thatcher empêchera comme Première ministre de Grande Bretagne pendant 12 ans toute résolution du conflit ; son intransigeance conduira à la mort de Bobby Sands le 5 mai 1981, suite à sa grève de la faim, alors même que celui-ci est officiellement devenu membre du parlement britannique. Aucune négociation ne sera engagée sous les gouvernements Thatcher, qui couvriront durant cette période les pires exactions et les pires écarts avec l’État de droit.

funérailles de Bobby Sands le 7 mai 1981, cimetière de Miltown à Belfast

funérailles de Bobby Sands le 7 mai 1981, cimetière de Miltown à Belfast

La chute de Thatcher en 1991 va ouvrir une nouvelle période… Après trois ans de contacts indirects, notamment grâce aux Américains et au SDLP de John Hume, l’IRA sous le contrôle de Sinn Féin décrète un cessez-le-feu inconditionnel le 31 août 1994 à minuit. Mais le refus de John Major, premier ministre britannique, de négocier directement avec Sinn Féin aboutira à la reprise de la lutte armée en février 1996. La victoire de Tony Blair en mai 1997 a pour résultat un nouveau cessez-le-feu unilatéral de l’IRA en juillet 1997. Les négociations commencent qui aboutiront aux « Accords du Vendredi-Saint ».

Bertie Ahern, taoiseach de la République d’Irlande, George J. Mitchell, envoyé spécial de Bill Clinton, et Tony Blair, premier ministre britannique, le 10 avril 1998

Bertie Ahern, taoiseach de la République d’Irlande, George J. Mitchell, envoyé spécial de Bill Clinton, et Tony Blair, premier ministre britannique, le 10 avril 1998

1 Ordre d’Orange : créé à Loughall en 1795, c’est une société pseudo-maçonnique raciste et sectaire ultra-protestante, dont les objectifs sont de maintenir le pouvoir politique protestant en Irlande.

2 La scission la plus notable au sein du parti d’extrême gauche qu’est devenu l’Official Sinn Féin (OSF) est en 1974 celle de l’Irish Republican Socialist Party et de sa branche armée l’Irish National Liberation Army (INLA) qui va mener des campagnes d’attentats assez importantes, en parallèle à celles de la Provisionnal IRA. Entre 1977 et 1982, OSF va progressivement se transformer en Workers’ Party (parti des travailleurs) ; il connaîtra quelques succès électoraux d’estime en République d’Irlande dans les années 1980. Aujourd’hui, il n’en reste plus grand-chose et c’est devenu un parti d’extrême gauche insignifiant en Irlande, inexistant en Irlande du Nord.

3 Les principaux groupes paramilitaires loyalistes sont l’Ulster Volunteer Force, le Red Hand Commandos, l’Ulster Defence Association, la Loyalist Volunteer Force et les Red Hand Defenders… chacun lié plus ou moins directement à des partis politiques unionistes, dont le DUP de Ian Paisley…

Les Accords du Vendredi-Saint

L’accord a été conclu entre les gouvernements britannique et irlandais et huit partis ou groupements politiques d’Irlande du Nord. Trois représentaient les Unionistes : l’UUP, alors premier parti de la province dirigé par David Trimble, et deux petits partis associés à des groupes paramilitaires loyalistes, le Progressive Unionist Party (PUP) lié à l’UVF et seul parti unioniste sur une ligne de “centre gauche” (avec sa principale base de soutien dans les communautés loyalistes de la classe ouvrière de Belfast) et l’Ulster Democratic Party (UDP – auto-dissous en 2001 –, vitrine politique de l’Ulster Defence Association, UDA). Deux partis représentent les Nationalistes, le SDLP de John Hume et Sinn Féin, dirigé par Gerry Adams. Trois organisations politiques signataires (présentes ou non dans les instances élues) prétendaient être en dehors des traditions communautaires : l’Alliance Party (libéral), la Coalition des Femmes et la Labour Coalition. Les négociations avaient été présidées par George J. Mitchell, ancien chef de la majorité démocrate du Sénat et envoyé spécial de Bill Clinton pour l’Irlande du Nord. Le seul grand parti nord-irlandais à rejeter l’accord était le DUP de Ian Paisley ; d’abord impliqué dans les négociations, le DUP s’était retiré en signe de protestation lorsque Sinn Féin avait été autorisé à y participer alors que l’IRA avait conservé ses armes. Le désarmement étant un des objets de la négociation et les paramilitaires loyalistes n’ayant pas plus désarmé, on mesure le caractère spécieux de son prétexte à rompre les négociations.

Il y a en réalité deux accords : le premier signé entre les gouvernements britanniques et irlandais ; le second entre ces deux gouvernements et les huit organisations politiques citées plus haut.

Le premier texte n’a que quatre articles : c’est ce court texte qui constitue l’accord juridique, mais il incorpore dans ses annexes l’accord entre partis politiques. L’accord reconnaissait : que la majorité des habitants d’Irlande du Nord souhaitaient rester dans le Royaume-Uni ; qu’une partie importante de la population d’Irlande du Nord et la majorité de la population de l’île d’Irlande souhaitaient créer une Irlande unie. Ces deux points de vue étant reconnus comme légitimes. Pour la première fois, le gouvernement irlandais acceptait dans un accord international contraignant que l’Irlande du Nord fasse partie du Royaume-Uni et la constitution de la République fut modifiée en conséquence, sous réserve du consentement à une Irlande unie des majorités de la population des deux parties de l’île.

L’accord définit un cadre pour la création et le nombre d’institutions à travers trois “volets”

Le premier volet traitait des institutions démocratiques d’Irlande du Nord et établissait deux institutions majeures : l’Assemblée et l’exécutif d’Irlande du Nord. L’Assemblée d’Irlande du Nord est une assemblée provinciale avec un vote intercommunautaire obligatoire sur certaines décisions importantes. L’exécutif d’Irlande du Nord est un exécutif fondé sur le partage du pouvoir avec des portefeuilles ministériels à répartir entre les partis selon la méthode D’Hondt. C’est pourquoi l’exécutif nord-irlandais, mis en place par les Accords du Venredi-Saint, a connu plusieurs crises : un première suspension de quelques mois en 2000 ; une suspension de 5 ans de 2002 à 2007 ; une suspension de 2017 à 2020 ; et depuis mai 2022, les élections provinciales n’ont toujours pas permis la constitution d’un nouvel exécutif. Il suffit pour cela que l’un des partis, auxquels la proportionnelle offre institutionnellement des postes de ministres, refusent de participer à l’exécutif pour que celui-ci ne puisse se mettre en place. C’est arrivé à plusieurs reprises : les premières crises découlaient des difficultés de mettre en œuvre le désarmement et la réforme des services de police ; celle de 2017-2020 découlait d’un grave scandale de corruption impliquant les principaux responsables du DUP (devenu premier parti de la province en 2004), les autres partis de l’assemblée provinciale refusant de travailler dans un exécutif sous sa direction tant qu’il n’aurait pas fait le ménage. Les élections provinciales de mai 2022 ont fait de Sinn Féin, le premier parti d’Irlande du Nord avec une large avance : le DUP, qui a pourtant dirigé les exécutifs provinciaux de 2007 à 2022 avec à chaque fois un vice premier ministre issu de Sinn Féin, refuse depuis de siéger dans un gouvernement local qui donne légalement la présidence à Sinn Féin.

Martin McGuinness et Ian Paisley

Martin McGuinness et Ian Paisley

Le deuxième volet traitait des questions « nord-sud » et des institutions à créer entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande : le Conseil Ministériel Nord/Sud ; l’Association interparlementaire Nord/Sud ; le Forum de concertation Nord/Sud. Le Conseil ministériel Nord/Sud est le plus important, composé de ministres de l’exécutif d’Irlande du Nord et du gouvernement irlandais. Il a été créé “pour développer la concertation, la coopération et l’action” dans douze domaines d’intérêt commun. Ceux-ci comprennent six domaines dans lesquels l’exécutif d’Irlande du Nord et le gouvernement irlandais élaborent des politiques communes mais les mettent en œuvre séparément dans chaque juridiction, et six domaines dans lesquels ils élaborent des politiques communes qui sont mises en œuvre par le biais d’institutions communes à toute l’Irlande. Les divers “arrangements institutionnels et constitutionnels” énoncés dans l’Accord sont également déclarés être “imbriqués et interdépendants”.

Le troisième volet institutionnel traitait des enjeux « est-ouest » et des institutions à créer entre l’Irlande et la Grande-Bretagne (ainsi que les dépendances de la Couronne) : la Conférence intergouvernementale anglo-irlandaise ; un Conseil anglo-irlandais (qui intègre l’Écosse, le Pays de Galles, l’île de Man et les îles anglo-normandes pour favoriser la coopération inter-régionales) ; un organe interparlementaire anglo-irlandais élargi. Les décisions doivent y être prises d’un commun accord entre les deux gouvernements et les deux gouvernements ont convenu de faire des efforts déterminés pour résoudre en amont les désaccords entre eux.

Mais l’objectif principal des Accords du Vendredi-Saint vise à transformer la société nord-irlandaise elle-même

Dans le contexte de violence politique de la guerre civile, l’accord engageait les participants à “des moyens exclusivement démocratiques et pacifiques [pour] résoudre les différends sur les questions politiques”. Cela impliquait nécessairement : le déclassement des armes détenues par les groupes paramilitaires ; la normalisation des dispositifs de sécurité en Irlande du Nord.

L’accord multipartite engageait les parties à “user de toute influence qu’elles pourraient avoir “pour provoquer le démantèlement de toutes les armes paramilitaires dans les deux ans suivant les référendums approuvant l’accord. Le processus de normalisation engageait le gouvernement britannique à réduire le nombre et le rôle de ses forces armées en Irlande du Nord “à des niveaux compatibles avec une société pacifique normale”. Cela comprenait la suppression des installations de sécurité et la suppression des pouvoirs d’urgence spéciaux en Irlande du Nord. Cela impliquait également de procéder à un “examen approfondi” de ses délits contre la législation de l’État… donc à engager des enquêtes sur l’ensemble des affaires dans lesquelles les gouvernements britanniques et irlandais auraient enfreints les règles de l’État de droit. Le gouvernement britannique s’est aussi engagé à procéder à un “examen approfondi” du système de justice pénale en Irlande du Nord.

Les Guilford Four passeront 14 ans en prison pour un attentat de l’IRA commis en 1974 dans le Surrey pour lequel ils n’avaient aucune responsabilité ni de près ni de loin…

Les Guilford Four passeront 14 ans en prison pour un attentat de l’IRA commis en 1974 dans le Surrey pour lequel ils n’avaient aucune responsabilité ni de près ni de loin…

L’accord prévoyait la création d’une commission indépendante chargée d’examiner l'organisation de la police en Irlande du Nord “y compris [les] moyens d’encourager un large soutien de la communauté” pour ces arrangements. La RUC a été remplacée par le Police Service of Northern Ireland (PSNI), dont le recrutement est pluri-communautaire, qui se trouve contrôlé par des autorités indépendantes du gouvernement provincial… Preuve évidente de la réussite du PSNI, le DUP proteste régulièrement contre le parti pris anti-loyaliste du nouveau service de police, ce dernier ne se faisant plus le complice systématique des partis unionistes ni n’offrant de passe-droit aux anciens paramilitaires parfois reconvertis dans le crime organisé.

La date de mai 2000 avait été fixée pour le désarmement total de tous les groupes paramilitaires. Le calendrier étant particulièrement ambitieux, cela n’a pu être réalisé, ce qui a conduit aux premières suspensions de l’assemblée provinciale à la suite d’objections des partis unionistes contre les retards dans le désarmement de l’IRA. On voit ici à nouveau la part de prétexte qui visait à limiter autant et aussi longtemps que possible l’association de Sinn Féin au pouvoir puisque le désarmement des groupes paramilitaires loyalistes n’avait même pas commencé. L’IRA a annoncé (sous vérification extérieure) son désarmement total en juillet 2005 et son renoncement à la lutte armée ; le désarmement de l’UVF a été déclaré en 2009, celui de l’UDA en 2010.

Les gouvernements britannique et irlandais se sont engagés à la libération anticipée des quelques 400 prisonniers purgeant des peines liées aux activités des groupes paramilitaires, à condition que ces groupes continuent de maintenir « un cessez-le-feu complet et sans équivoque ». Chaque cas fut examiné individuellement par la Commission de révision des peines. Les prisonniers de la Continuity IRA et de la Real IRA (deux scissions extrémistes de l’IRA dont les actions ont menacé le processus de paix, avec de nombreux morts comme à Omagh en août 1998, pour lesquelles elles furent rejetées radicalement par la population ce qui mit fin assez rapidement à leurs activités concrètes1), de la Loyalist Volunteer Force, de l’INLA n’étaient pas éligibles à la libération car ces groupes n’avaient pas convenu d’un cessez-le-feu sans équivoque. Il n’y eut aucune amnistie pour les crimes qui n’avaient pas été poursuivis. La loi de 1998 sur l’Irlande du Nord (peines) a reçu la sanction royale le 28 juillet 1998. 167 prisonniers avaient été libérés en octobre 1998. En décembre 1999, 308 prisonniers avaient été libérés. Le dernier groupe de prisonniers a été libéré le 28 juillet 2000, soit un total de 428 prisonniers.

L’accord affirmait enfin un engagement envers “le respect mutuel, les droits civils et les libertés religieuses de chacun dans la communauté”. L’accord multipartite reconnaissait « l’importance du respect, de la compréhension et de la tolérance en matière de diversité linguistique », notamment en ce qui concerne le gaélique, l’Ulster scots et les langues des autres minorités ethniques d’Irlande du Nord, « qui font toutes partie de la richesse culturelle de l’île d’Irlande »2. Le gouvernement britannique s’est engagé à incorporer la Convention européenne des droits de l’Homme dans la législation d’Irlande du Nord3 et à créer une Commission des droits de l’Homme d’Irlande du Nord. L’établissement d’obligations légales pour les autorités publiques d’Irlande du Nord de mener à bien leur travail “en tenant dûment compte de la nécessité de promouvoir l’égalité des chances a été défini comme une priorité particulière”. Le gouvernement irlandais s’est engagé à “[prendre] des mesures pour renforcer la protection des droits de l’homme dans sa juridiction” et à créer une commission irlandaise des droits de l’Homme. Enfin l’accord reconnaissait la complexité des identités nationales en Irlande du Nord donc le choix possible pour chaque citoyen d’Irlande du Nord de se reconnaître de nationalité irlandaise, britannique ou les deux, et que ce choix serait respecté quel que soit l’évolution du statut de l’Île à l’avenir, c’est-à-dire en sous-entendu qu’en cas de réunification de l’Irlande, les citoyens d’Irlande du Nord qui souhaitaient revendiquer leur nationalité britannique pourrait la conserver tout en résidant en Irlande du Nord et en y bénéficiant de la sécurité et de l’égalité des droits avec leurs voisins et concitoyens.

1 Il est plus que probable que les effectifs « loyaux » de l’IRA se soient directement impliqués pour forcer l’arrêt des opérations terroristes de ses différentes scissions et que quelques règlements de compte aient été assez sanglants.

2 Cela représentait une des revendications importantes de Sinn Féin.

3 C’est cette même référence à la Convention européenne des droits de l’Homme que les Brexiters annonçaient lors de la campagne du référendum de 2016 vouloir supprimer de la législation britannique. On comprend donc les conséquences politiquement désastreuses qu’une telle décision aurait pu avoir et qu’en conséquence cela ait participé à un nourrir un vote des Irlandais du Nord en faveur du maintien dans l’UE … et donc en conséquence, une nouvelle distanciation avec la métropole anglaise.

La réussite des accords

Les Accords furent ratifiés par référendums le 22 mai 1998, tenus simultanément en Irlande du Nord et dans la République. Dans cette dernière, la participation fut relativement faible – 56 % – mais avec 94 % de votes favorables. Le véritable enjeu était dans la province britannique : le DUP fit ouvertement campagne contre, mais le résultat ne laissait aucun doute car avec une participation de 81 %, 71 % des citoyens d’Irlande du Nord avaient voté en faveur des Accords, dont 57 % des électeurs membres des communautés protestantes.

Pour avoir permis aux différents protagonistes de se mettre autour de la table et la conclusion de cet accord, John Hume, leader du SDLP, et David Trimble, leader de l’UUP et futur premier ministre d’Irlande du Nord, recevront le prix Nobel de Paix en décembre 1998.

David Trimble (Ulster Unionist Party), Bono et John Hume (Social-democratic and Labour Party) lors du Concert for Yes, qui a eu lieu à Belfast le 18 mai 1998 devant environ 2 000 écoliers… trois jours avant le référendum en Irlande du Nord

David Trimble (Ulster Unionist Party), Bono et John Hume (Social-democratic and Labour Party) lors du Concert for Yes, qui a eu lieu à Belfast le 18 mai 1998 devant environ 2 000 écoliers… trois jours avant le référendum en Irlande du Nord

En définitive, l’Accord du Vendredi-Saint est une réussite à tous points de vue : malgré des tensions relatives à différents moments depuis 25 ans, des attentats ou des assassinats sectaires commis par des individus ou des groupes extrémistes, la guerre civile n’a jamais repris et les Irlandais du Nord vivent en sécurité, avec un niveau de tranquillité publique qui n’est pas fondamentalement différent de celui des autres pays d’Europe occidentale. L’ensemble des groupes paramilitaires d’importance a rendu les armes, celles-ci ont été détruites, et les groupes qui n’ont toujours pas officiellement renoncé à la lutte armée ne représentent plus rien et en tout cas plus un danger pour la paix dans la province. Surtout d’un point de vue politique, l’Accord s’est imposé à ses plus farouches détracteurs : il est ainsi particulièrement marquant que le DUP étant devenu le premier parti de la province depuis 2004, lorsque celui-ci s’est retrouvé en tête de l’élection provinciale de 2007, le Révérend Ian Paisley, qui avait passé sa vie à empêcher toute négociation, tout accord, toute paix, a pris le mandat de Premier ministre de l’exécutif provincial avec pour Vice premier ministre, Martin McGuinness qui était le chef de la Provisionnal IRA pendant près de 20 ans (l’un et l’autre ayant vraisemblablement tenté de faire assassiner leur adversaire dans les années précédentes). Par ailleurs, l’un des facteurs de discrimination marquants du régime de ségrégation d’Irlande du Nord étant ses forces de sécurité, le nouveau service de police – n’en déplaise à ses détracteurs extrémistes membres du DUP – est aujourd’hui un département exemplaire. La paix retrouvé dans la province a permis enfin le retour d’une prospérité économique relative, qui s’est accompagné d’une progression du niveau de vie, progression d’autant plus forte dans la communauté irlandaise que celle-ci n’était plus victime de politiques discriminatoires en matière de logement et d’emploi.

La crise financière et le Brexit, accélérateurs de changements politiques massifs

Dans les 25 ans qui ont suivi les Accords du Vendredi-Saint, la société et la politique irlandaise ont été profondément transformées, tant au sud qu’au nord. Nous examinerons tout d’abord ces fortes transformations dans la République.

25 ans pour sortir du conservatisme irlandais

La paix en Irlande du Nord va être la première pierre d’une évolution politique de l’Île… c’est en tout cas l’analyse qui conduit Sinn Féin à s’impliquer plus fortement dans la vie politique de la République, d’autant que les Accords de 1998 accordent de fait la nationalité irlandaise aux dirigeants de Sinn Féin. La méfiance du corps électoral au sud était vive contre ceux qui étaient encore considérés comme des complices de terroristes qui avaient parfois commis des opérations militaires sur leur sol ou qui l’avaient utilisé comme base arrière avec les ennuis sécuritaires que cela générait. La paix change progressivement le regard sur Sinn Féin, qui envoie son leader mener campagne dans la République sur un programme progressiste prononcé : logement, aide sociale, accès au droit, accès à l’eau, propriété nationale et collective, État de droit… C’est pourquoi c’est Martin McGuinness qui participera aux gouvernements d’Irlande du Nord et non Gerry Adams (celui-ci basculant définitivement dans la République entre 2002 et 2007). Le parti républicain passe de 2,5 % en 1997 à 6,5 % en 2002 ; il va s’installer durablement comme le quatrième parti dans la République, troublant le jeu habituel de l’opposition entre les conservateurs du Fianna Fáil et les libéraux du Fine Gael, qui reçoivent quand c’est possible ou nécessaire le soutien des travaillistes (troisième larron du jeu politique) pour former un gouvernement.

Martina Anderson, Gerry Adams et Martin McGuinness

Martina Anderson, Gerry Adams et Martin McGuinness

Les élections de 2007 avaient été un triomphe pour le Fianna Fáil de Bertie Ahern (plus de 41 % des voix), sa gestion catastrophique des conséquences de la crise financière internationale, dans un pays dont la stratégie économique l’a rendu totalement aux transactions financières, l’amène au bord du gouffre en 2011 : il passe en 3e place à 17 % des voix, derrière les travaillistes (19%) et le Fine Gael (36%) ; Sinn Féin frôle les 10 %. Les libéraux et les travaillistes forment une coalition gouvernementale sur un programme relativement progressiste et disruptif pour sortir l’Irlande de la crise financière … programme qui ne sera jamais mise en œuvre, la Commission européenne et l’Eurogroupe rappelant à l’ordre le gouvernement irlandais qui se voit contraint de mener des politiques d’ajustement néolibéral qui frappent violemment les Irlandais. Les travaillistes en sortiront discrédités : les élections suivantes de 2016 sont un rééquilibrage qui rend le Dáil ingouvernable ; les libéraux du Fine Gael descendent à 25 %, les conservateurs du Fianna Fáil remontent à 24 %, Sinn Féin progresse encore à près de 14 %, le labour chute à 6,6 % … le reste du parlement est peuplé de petits partis ancrés au centre gauche ou à l’extrême gauche. Après deux mois de blocage, une alliance inédite intervient entre les deux frères ennemis de la guerre civile de 1922 : ce qui paraît normal en France et en Europe se produit pour la première fois en Irlande, la droite gouverne ensemble, ou plutôt les conservateurs soutiennent un gouvernement libéral.

Mary Lou McDonald, présidente de Sinn Féin, lors de la soirée électorale du 9 février 2020 à Dublin

Mary Lou McDonald, présidente de Sinn Féin, lors de la soirée électorale du 9 février 2020 à Dublin

Les élections suivantes ont lieu en février 2020. Entre temps, le référendum sur le Brexit a abouti à la perspective de retrait de la Grande Bretagne de l’Union Européenne et l’année 2019 a été marquée par l’incapacité de Theresa May de négocier un accord avec l’UE acceptable par le Parlement britannique (nous y reviendrons). Par ailleurs, l’alliance de droite de fait entre libéraux et conservateurs n’a pas convaincu les électeurs irlandais ; Sinn Féin apparaît donc comme l’alternative politique en République, en s’appuyant sur un programme de rupture avec les politiques néolibérales poursuivies par le gouvernement et sa réputation de parti responsable au sein de l’exécutif nord-irlandais. Sinn Féin, désormais dirigé par une femme pugnace Mary Lou McDonald, est le vainqueur du scrutin avec 24,5 % des suffrages, contre 22 % au Fianna Fáil et 21 % au Fine Gael ; les écologistes sont le quatrième parti avec 7 % et les travaillistes poursuivent leur descente aux enfers avec 4,4 %; les petits partis de gauche et d’extrême gauche ont vu leurs scores grignotés par Sinn Féin. Le Fianna Fáil va refuser par principe toute constitution d’un gouvernement qui serait conduit par Sinn Féin, tandis que le Fine Gael voudrait pouvoir retourner dans l’opposition… la pandémie conduit au bout de deux mois les partis de droite à s’entendre avec les écologistes (qui obtiennent sur le papier un plan ambitieux pour l’environnement) pour former un gouvernement de défense anti-Sinn Féin, avec une rotation régulière du poste de premier ministre entre libéraux et conservateurs.

Cette stratégie défensive ne semble cependant pas profiter depuis aux forces gouvernementales, Sinn Féin continuant de progresser en promesse de vote, alors que son score atteignait déjà un tiers des électeurs de 18-35 ans en février 2020… D’autre part, près des deux-tiers des Irlandais étant désormais favorables à une réunification de l’Île, Sinn Féin apparaît à la fois comme le parti de la modernité, du progrès social et de la réunification … un cocktail politique qui pourrait l’amener vers de nouveaux succès dans une société irlandaise qui a prodigieusement changé au regard de ses origines conservatrices catholiques et où en 20 ans ont été légalisés le divorce, l’avortement, le mariage homosexuel (avec moins de réticences qu’en France) et où le chef des libéraux Leo Varadkar, plusieurs fois premier ministre ces dernières années, est un homosexuel qui assume publiquement de vivre avec son mari.

Matthew Barrett et son époux Leo Varadkar, leader du Fine Gael

Matthew Barrett et son époux Leo Varadkar, leader du Fine Gael

La paix et la normalisation politique en Irlande du Nord

Le système politique nord-irlandais va évoluer de manière dialectique. La réussite du processus du paix repose d’abord sur la relative loyauté des acteurs de la province à mettre en œuvre les termes de celui-ci pour réussir le désarmement des paramilitaires et la transition vers une société apaisée et démocratique, fondé sur un meilleur partage de la richesse du pays et la fin des discriminations sectaires en matière d’emploi, de logement, de respect des droits et des libertés publiques.

Pourtant, un observateur non averti considérerait avec étonnement le fait que les partis qui vont tirer profit assez rapidement des accords sont les plus « radicaux » et les plus opposés. D’un côté, le SDLP va perdre du terrain au profit des républicains de Sinn Féin dès 2002 et ne regagnera jamais le terrain perdu ; au contraire, il passe de 22 % en 1998 à 17 % en 2003, sa chute constante l’amène à 12 % en 2017 et à moins de 10 % en 2022. Ce parti travailliste de centre-gauche n’est plus en phase avec l’évolution politique : il permettait d’éviter que la situation ne dégénère tant que le pays subissait la guerre civile ; quand il s’agit désormais de défendre des intérêts concrets au quotidien dans l’exécutif provincial, les électeurs irlandais semblent lui préférer un parti plus combatif comme Sinn Féin qui passe de 17,6 % en 1998 à 29 % en 2022. Le SDLP pâtit également du retrait de son leader historique John Hume, figure nationalement et internationalement reconnue et admirée, dès 2001, mais aussi du désamour européen croissant pour les partis social-démocrates. Enfin, face à la montée des ultra-conservateurs unionistes du DUP de Ian Paisley, peut-être vaut-il mieux compter le talent politique de Martin McGuinness qui a su parfaitement troqué son costume de chef militaire pour celui de leader parlementaire et gouvernemental soucieux de l’intérêt général et de la réussite du processus de paix.

Résultats des élections provinciales de 2022 par circonscription. Le mode de scrutin désormais est le même que celui qui a été mis en place dans l’Etat libre puis la République d’Irlande, à savoir un scrutin à vote unique transférable, sorte de scrutin de liste majoritaire à très fort effet proportionnel.

Résultats des élections provinciales de 2022 par circonscription. Le mode de scrutin désormais est le même que celui qui a été mis en place dans l’Etat libre puis la République d’Irlande, à savoir un scrutin à vote unique transférable, sorte de scrutin de liste majoritaire à très fort effet proportionnel.

Car, dans le camp unioniste, ce sont les opposants aux Accord du Vendredi-Saint qui prennent le dessus sur le vieux parti traditionnel des protestants l’UUP au même rythme que Sinn Féin surpasse le SDLP : au moment de partager le pouvoir avec la communauté irlandaise, la partie la plus angoissée de la communauté unioniste pense sans doute que ses intérêts seront mieux défendues par l’intransigeance du vieux Révérend acariâtre. En 2003, le DUP récolte 25 % des voix contre 22 % à l’UUP : c’est donc à Ian Paisley que doit revenir dès cette date le poste de premier ministre… c’est trop tôt et il faudra attendre 2007, avec un score de 30 % pour le DUP, pour que Paisley fasse preuve de responsabilité accepte de permettre la constitution d’un exécutif provincial dans lequel son vice premier ministre sera Martin McGuiness ; entre-temps, l’IRA avait été totalement désarmée tandis que le désarmement des paramilitaires protestants était encore en cours. Le DUP va conserver une position dominante autour de 28-30 % jusqu’en 2017, tandis que l’UUP s’effondre autour de 11-12 %.

Les années 2010 vont être aussi une décennie de progression du parti libéral de l’Alliance qui se veut a-communautaire ; stagnant autour de 5-6 % précédemment, sa progression autour de 10 % et même 13 % en 2022 sont l’une preuve de la normalisation politique de la province.

Martin McGuinness en 2016

Martin McGuinness en 2016

Début 2017, un coup de tonnerre politique se produit : Martin McGuiness démissionne de l’exécutif provincial ; une dissolution de l’exécutif conduit à des élections anticipées en mars qui sont conduites pour Sinn Féin par Michelle O’Neill – on apprendra par la suite que McGuiness est malade (il décédera le 21 mars 2017). Sinn Féin souhaitait à ce moment rompre avec un DUP, conduit par Arlene Foster qui dirige depuis l’exécutif depuis décembre 2015. Il y a plusieurs raisons à cette rupture : le scandale politico-financier qui implique plusieurs responsables du DUP et entache Foster elle-même ; mais plus largement, le changement que représente le référendum sur le Brexit qui s’est conclu par le fait que 52 % des électeurs britanniques aient soutenu la sortie du Royaume Uni de l’UE. Le DUP en tant que parti ultra-conservateur a soutenu le Leave avec au moins autant d’arguments de bonne foi que Boris Johnson. Or les Irlandais du Nord ont voté pour le Remain à 56 %, l’UE leur apparaissant comme un des garants du processus de paix qui pourrait être mis à mal par le rétablissement de la frontière avec la République d’Irlande ; ce vote en faveur du maintien dans l’UE dépasse la seule communauté irlandaise et une large partie des protestants a donc voté comme leur concitoyens catholiques.

Les résultats du référendum du Brexit par circonscriptions en Irlande du Nord

Les résultats du référendum du Brexit par circonscriptions en Irlande du Nord

Les paradigmes politiques vont commencer à changer : le DUP commence à reculer en mars 2017 et n’a plus que 1000 voix d’écart avec Sinn Féin : la constitution d’un nouvel exécutif est dans l’impasse, d’autant qu’aucun parti ne souhaite collaborer avec le DUP tant que le ménage n’aura pas été fait. Or Arlene Foster et les trois députés du DUP à Westminster vont peser sur le gouvernement de Theresa qui dépend de ces 3 sièges pour avoir une majorité en soutien à son gouvernement : non seulement, ils défendent une vision dure du Brexit impliquant le rétablissement de la frontière avec la République pour éviter une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et le reste de la Grande Bretagne, mais ils vont s’assurer une forme d’impunité politico-financière, Theresa May fermant les yeux sur leurs turpitudes. C’est paradoxalement leur allié du Brexit Boris Johnson qui va les plomber ; en renversant Theresa May, en provoquant de nouvelles élections générales, il s’offre une majorité conservatrice écrasante (sur la ligne Get Brexit Done) qui n’a plus besoin des sièges du DUP à Westminster ; d’autre part, pour obtenir un accord acceptable par sa nouvelle majorité, il transige avec l’UE sur le protocole nord-irlandais. Le DUP et Arlene Foster ont donc perdu sur tous les tableaux : il n’y aura pas de frontière entre la République et l’Irlande du Nord, il y aura une forme de frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande Bretagne et ils sont obligés de faire des concessions pour que leurs partenaires nord-irlandais acceptent enfin la constitution d’un nouvel exécutif que le gouvernement britannique réclame avec insistance en faisant porter la responsabilité d’un nouvel échec sur le DUP. Arlene Foster redeviendra première ministre d’Irlande du Nord avec Michelle O’Neill comme vice première ministre, qui manie avec art la fermeté et le rapport de force pour ne jamais rien lâcher sur les priorités de Sinn Féin.

Michelle O’Neill, cheffe du Sinn Féin pour l’Irlande du Nord et première ministre putative de la province

Michelle O’Neill, cheffe du Sinn Féin pour l’Irlande du Nord et première ministre putative de la province

De fait, les conséquences de la mise en œuvre du Brexit s’avèrent être une catastrophe économique pour la province, avec des magasins vides, un ralentissement marqué de l’activité et une baisse du pouvoir d’achat. Une partie des jeunes protestants exprimeront d’ailleurs violemment leur colère en avril 2021, qui sera manipulé le temps de quelques émeutes sporadiques par les anciens de l’UVF et de l’UDA qui se servent de la situation pour faire ainsi pression sur le service de police de la province qui a le tort de s’intéresser de trop près au trafic de drogue dans lequel certains d’entre eux se sont recyclés. Nous avons traité ce sujet à l’époque.

En mai 2022, le DUP s’est débarrassé d’Arlene Foster quelques mois plus tôt pour adopter une ligne encore plus conservatrice ; il est affaibli par les affaires, par sa mise en cause des services de police pourtant exemplaires et par les conséquences économiques et sociales de son soutien au Brexit. Lors des élections provinciales, il s’effondre à 21 % alors que Sinn Féin franchit la barre des 29 %. En toute logique, c’est donc Michelle O’Neill qui devrait devenir première ministre, mais le DUP refuse depuis de participer à un exécutif dirigé par Sinn Féin, alors que tous les autres partenaires avait accepté de subir leur leadership depuis 2007. Le DUP est isolé, car tous les autres partis – Alliance, UUP et SDLP – sont prêts eux à jouer les règles du jeu… d’autant que les partis n’étant pas opposés à la réunification sont désormais majoritaires dans l’électorat.

Il se trouve que c’est juste après ces élections provinciales que Boris Johnson, ne reculant devant aucune contradiction, a décidé pour tenter de sauver son poste de premier ministre, atteint par le PartyGate, a remis en cause le protocole nord-irlandais. Rishi Sunak, le nouveau locataire du 10 Downing Street, a trouvé un nouvel accord fin février avec l’UE qui vient d’être validé par les parties concernées : les dispositions prévues réduisent les contrôles douaniers sur les marchandises de Grande-Bretagne arrivant en Irlande du Nord y compris les médicaments. Elles limitent aussi l’application de réglementations commerciales européennes en Irlande du Nord. Seules les marchandises risquant de se retrouver en République d’Irlande, et donc sur le marché unique européen, seront soumises à des contrôles. Une raison en moins pour bloquer un accord ; Sinn Féin s’est donc empressé de saluer la solution trouvée par la Commission Européenne et le gouvernement britannique, afin de rappeler qu’il était temps de donner un gouvernement à la province et donc de faire avancer son agenda…

Tiocfaidh ár lá : 25 ans de paix et la réunification en perspective ?

Le processus de paix engagé le 10 avril 1998 est un succès. Non seulement la paix civile a tenu et s’est renforcée, mais les processus de ségrégation mutuelle sont en train de s’estomper à une vitesse sur laquelle personne n’aurait parié. Les médias européens et français parlent d’un processus de sécularisation de la société nord-irlandaise par méconnaissance du sujet : le conflit irlandais puis nord-irlandais n’a pas grand-chose à voir avec un conflit religieux, il s’agissait d’abord un conflit ethno-communautaire et hautement politique, provoqué par une domination impérialiste de long terme qui a construit pour se perpétuer une vision raciste et inégalitaire de la société.

Les Accords du Vendredi-Saint ont produit sur la société irlandaise des deux côtés de la frontière actuelle des effets qui sont en train de transformer durablement le paysage politique, dans des sociétés qui se modernisent d’autant plus vite qu’elles ont été retenues pendant des décennies dans un conservatisme déjà démodé au moment où il fut mis en place. À ces transformations purement politiques se sont ajoutées les bouleversements économiques et sociaux découlant d’un monde culturellement plus ouvert et plus interpénétré financièrement, pour le pire et le meilleur.

D’un côté, les gouvernements de droite britanniques et irlandais ont démontré leur incapacité à résoudre les problèmes économiques et quotidiens que leurs mauvais choix politiques avaient provoqué, que ce soit une dépendance extrême à la finance internationale ou un Brexit qui fut avant tout le fruit d’ambitions personnelles sans jamais en envisager les conséquences pratiques pour les citoyens qui leur avaient « accordé » leur confiance. De l’autre, il paraît assez illusoire à long terme que la Grande Bretagne reste longtemps une forteresse commerciale qui crée des obstacles à ses échanges avec le reste de l’Europe, alors que cette décision met en péril son unité même.

Aussi paradoxalement, le parti qui propose aux Irlandais à la fois une perspective réaliste de renforcer leur souveraineté nationale tout en s’ouvrant au reste du monde est bien Sinn Féin. Conduit par deux femmes déterminées, ce parti s’appuie sur un programme socialiste et républicain qui propose à tous les Irlandais que ce processus se réalise selon des objectifs de justice sociale et de développement endogène pour garantir un meilleur partage des richesses.

Mary Lou McDonald et Michelle O’Neill en 2018 lors du congrès de Sinn Féin qui les a élues Présidente et Vice Présidente de Sinn Féin, pour succéder à Gerry Adams

Mary Lou McDonald et Michelle O’Neill en 2018 lors du congrès de Sinn Féin qui les a élues Présidente et Vice Présidente de Sinn Féin, pour succéder à Gerry Adams

Or il se trouve que Sinn Féin est aujourd’hui le premier parti tant en Irlande du Nord que dans la République. Il pourrait prochainement au regard de la conclusion d’un nouvel accord sur le protocole nord-irlandais conduire l’exécutif provincial d’Irlande du Nord, le DUP n’ayant plus de marge de manœuvre politique pour s’y opposer encore. Un entêtement de leur part conduirait sans doute à des élections provinciales anticipées début 2024, dans lesquelles les ultra-conservateurs unionistes pourraient encore perdre des plumes et ne plus pouvoir rien empêcher, ni un exécutif dirigé par Sinn Féin, ni l’ouverture d’un processus de réunification… Dans la République, la droite ne peut plus espérer gouverner sans que les frères ennemis de la politique irlandaise du XXème siècle forment une coalition ; la politique conduite par cette coalition libérale-conservatrice n’est sans doute plus en phase avec une majorité de la population irlandaise. Les politiques menées n’offrent pas de perspectives économiques et d’avenir à la jeunesse (l’Irlande a la particularité de bénéficier comme la France d’une population plus jeune que la plupart des pays d’Europe occidentale). Les raisons qui ont amené Sinn Féin à être soutenu par un tiers des 18-35 ans sont toujours là. Il sera probablement difficile d’empêcher Sinn Féin au minimum de participer au pouvoir après les prochaines élections générales et de mettre à l’ordre du jour une réunification, soutenue par deux-tiers des Irlandais.

“Our revenge will be the laughter of our children” : “notre revanche sera le rire de nos enfants”, extrait d'un des poèmes de Bobby Sands

“Our revenge will be the laughter of our children” : “notre revanche sera le rire de nos enfants”, extrait d'un des poèmes de Bobby Sands

Il existe des obstacles évidemment, tous fondés sur le pari de la politique du pire. Il est vrai que les dirigeants britanniques nous ont préparés avec Boris Johnson à cette éventualité. Downing Street pourrait s’opposer à un processus de réunification pour ne pas avoir à céder ensuite sur un nouveau référendum d’indépendance en Écosse ; les Européens pourraient alors servir d’avocats de la raison. Les troubles peuvent-ils repartir avec une révolte identitaire d’une partie des Unionistes ? On a vu que les conditions existent pour une solution leur permettant de conserver leur nationalité britannique et les anciens paramilitaires loyalistes semblent avoir d’autres chats à fouetter.

Sans être certaine, la possibilité d’une réunification grandit et se rapproche toujours plus … et nous pourrions y assister en notre temps.

25 ans après le Good Friday Agreement, l’Irlande en chemin vers l’unité ?
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29 mars 2023 3 29 /03 /mars /2023 11:03

J'ai rédigé pour la Gauche Républicaine et Socialiste cette analyse (ci-dessous) des raisons pour lesquelles le Conseil Constitutionnel, s'il veut être cohérent avec sa propre jurisprudence, doit aboutir à une censure totale du projet de réforme des retraites porté par Emmanuel Macron et son gouvernement.

À mon sens, seule la saisine déposée par les sénateurs de gauche a une chance d’être entendue car elle ne met pas en cause le fond du texte qui est de l’ordre d’un débat politique (la saisine de la NUPES et du RN se trompent d’objet), mais s’attache à démontrer en quoi les conditions d’examen et les choix du Gouvernement pour empêcher les parlementaires de faire leur travail mettent en cause notre démocratie parlementaire déjà affaiblie et violent la constitution. ​​​​​​

Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Animateur national du pôle Idées, formation et riposte de la Gauche Républicaine et Socialiste (membre du collectif de direction de la GRS)
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DOIT CENSURER TOUTE LA RÉFORME DES RETRAITES

Le projet de réforme des retraites d’Emmanuel Macron n’est pas seulement injuste et cruel socialement, inutile financièrement… Il est très probablement anticonstitutionnel ; Le Canard Enchaîné s’était d’ailleurs fait l’écho le 19 janvier dernier du fait que Laurent Fabius, président du Conseil Constitutionnel, avait prévenu le gouvernement que le texte pourrait bien être annulé pour vice de forme – une telle alerte en amont est assez rare. Les sénateurs des trois groupes de gauche de la Haute Assemblée, les députés des groupes de la NUPES, les députés et enfin la Première ministre elle-même ont déposé plusieurs recours1 devant le Conseil Constitutionnel contre le Projet de Loi de Financement Rectificative de la Sécurité Sociale (PLFRSS) pour 2023 qui est censé avoir été adopté suite à l’échec des deux motions de censure qui ont suivi le recours à l’article 49.3 par l’exécutif.

1 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decisions/affaires-instances?id=32246

Certes, des esprits avertis expliqueront que les Sages de la Rue de Montpensier jugent souvent avec des considérations politiques plutôt que de s’en tenir uniquement au seul respect de la Constitution. Mais lorsque l’on analyse les décisions du Conseil constitutionnel à travers les années, il ressort qu’il existe des contextes à censure plus ou moins forts. Quand l’Élysée, l’Assemblée, le Sénat et l’opinion publique convergent, il devient très délicat pour les Sages de censurer. Quand, au contraire, il y a division entre les institutions et avec l’opinion, les chances de censure augmentent. Et c’est peu de dire que la mobilisation populaire contre cette réforme a été massive et l’existence d’une majorité parlementaire pour la soutenir est sujette à caution.

Or en miroir, les motifs d’inconstitutionnalité pour des raisons de forme sont particulièrement sérieux. Il paraît donc difficile que le Conseil Constitutionnel ne censure pas la loi, quand bien même Emmanuel Macron pourrait considérer qu’il s’agit d’une espèce de déclaration de guerre envoyée à l’exécutif. On l’a vu cependant ranger dans les tiroirs sa menace de dissolution, tant la situation politique lui paraît défavorable, il n’est pas dit que sa marotte de remettre sur le métier une réforme des institutions – au passage de laquelle il sanctionnerait les Sages – puisse tenir très longtemps. A contrario, la validation de la loi par le Conseil Constitutionnel pourrait aggraver la crise politique – ou même de régime – dans laquelle le « cheminement » du PLFRSS a plongé le pays, car cela serait apporter une onction constitutionnelle à des dérives de l’examen parlementaire rarement atteintes.

Passons donc en revue des arguments en faveur de la censure.

Le recours de l’article 47-1 de la constitution

L’article 47-1 de la constitution permet au gouvernement de faire adopter un Projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) en un temps restreint. En effet, celui-ci dispose que, « si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours ».

Les délais qui enserrent un PLFSS ont un objectif : permettre l’adoption d’un budget avant la fin de l’année civile. En effet, si aucun n’est adopté avant le 1er janvier, nous pourrions nous retrouver en situation de shutdown (fermeture) à l’américaine. Le constituant en écrivant l’article 47 a donc prévu des délais et, en cas d’échec, une application temporaire par ordonnance ; lorsque les PLFSS ont été créés par la loi organique de 1996, une réforme constitutionnelle a amendé le texte pour copier pour ce nouveau véhicule législative, les dispositions prévues pour un projet de loi de finances (à la différence qu’un PLF bénéficie de 70 jours d’examen et non de 50). Or, ici, pas de limite du 1er janvier, pas d’urgence, sauf à considérer que si la réforme n’avait pas été votée en mars, le régime des retraites serait en faillite… ce que personne n’a dit (même si certains membres du gouvernement ou de la minorité présidentielle ont parfois tenté cette exagération rhétorique).

Première remarque : si dans une décision de 1983, le Conseil Constitutionnel a reconnu que le recours à l’article 47 était autant valable pour les projets de loi de finances rectificative (PLFR) que pour un PLF initial, aucune formulation de ce type n’a jamais été édictée pour un PLFRSS.

Deuxième remarque : la vocation d’un PLFR est de voter des crédits de façon limitative ; l’objectif d’un PLFRSS serait d’adapter en profondeur le texte initial pour assurer l’équilibre financier de la sécurité sociale. Ces adaptations sont en général réalisées lors du PLFSS suivant et il est important de rappeler qu’en deux années de crise sanitaire, aucun PLFRSS n’a été mise en discussion, alors que les équilibres ont été sérieusement bousculés et qu’il y a eu a contrario de nombreux PLFR.

Or il existe une jurisprudence du Conseil Constitutionnel qui pourrait s’appliquer à la situation présente et qui date de 1985 (bien que les PLFSS n’existassent point à l’époque) : dans sa décision n°85-190 DC du 24 juillet 19851, sur la loi de règlement du budget de 1983 (texte financier), le juge a considéré que « les mesures d’ordre financier commandées par la continuité de la vie nationale […] ne se retrouvent pas pour les lois de règlement » ; le recours à l’article 47 était donc invalide, l’ensemble de la loi fut censurée.

L’analogie est ici très forte avec le PLFRSS mis en cause : une réforme des retraites envisagée depuis 2017 par Emmanuel Macron (quelle que soit la forme qu’elle prend) n’a pas besoin d’un examen en urgence, elle ne causera pas plus de difficultés de fonctionnement à la Sécurité Sociale que son examen ait pris 50 jours ou plusieurs mois, pas plus que les délais pour l’examen d’une loi de règlement n’empêcheraient un exécutif de faire exécuter le budget du pays. Les contraintes en matière de délai d’examen du PLFRSS sont d’autant moins fondées que les mesures qu’il contient n’ont pas vocation à être appliquées au lendemain de la promulgation de la loi, mais au plus tôt au 1er septembre 2023, et encore uniquement pour une partie infime d’entre elles, n’ayant donc aucun impact sérieux sur l’équilibre financier de la sécurité sociale en 2023 (voire même pour les années suivantes).

Ainsi, plus largement, c’est le recours au PLFRSS pour porter une réforme des retraites qui pose problème.

Peut-on réformer notre système des retraites au détour d’un PLFSS ou d’un PLFRSS ?

Nous l’avons indiqué plus haut, selon l’alinéa 19 de l’article 34 de la constitution, un PLFSS (et a fortiori un PLFRSS) « déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique ».

Il s’agissait ici de permettre au Parlement de mieux exercer ses missions de législation et de contrôle, quand l’emploi de cette méthode législative pour réformer les retraites en 2023 ne vise qu’à accélérer la procédure parlementaire ce qui limitent les capacités des parlementaires à exercer leur mission.

Les décisions du Conseil Constitutionnel de 2008, 2019 et 2022 ont précisé, après la réforme constitutionnelle de 1996, que les dispositions d’une loi de financement de la sécurité sociale devaient avoir un effet ou ne pas être dépourvues d’effet indirect sur les recettes et les dépenses. C’est sur cette qu’une censure partielle avait été appliquée au PLFSS pour 2020, concernant l’application du « bonus malus » pour les cotisations d’assurance-chômage2, le juge considérant que les effets sur les recettes de la sécurité étaient trop indirects et que son impact financier était évalué comme nul pour 2021, 2022 et 2023.

Nous l’avons dit plus haut si le recours à des PLFR est fréquent, celui à des PLFRSS est rare car inadapté en réalité à la situation de la sécurité sociale et à l’exercice des droits des assurés. Un PLFRSS ne doit agir que sur les recettes et les dépenses de l’année concernée, or les conditions d’usage des droits sociaux ne peuvent pas être gérées à court terme. C’est pourquoi les adaptations sont généralement réalisées l’année suivante et non en cours d’exercice.

On est donc face à un détournement complet du texte constitutionnel par le gouvernement à la seule fin d’empêcher un examen serein d’une réforme des retraites qui aurait des effets non immédiats et à moyen et long terme ; les effets sur l’année 2023 de ce PLFRSS sont quasiment inexistant et plus de la moitié des articles du texte soumis au débat parlementaire n’apportaient aucune modification au budget des différentes branches de la sécurité sociale.

Le choix d’un PLFRSS ne vise donc qu’à des objectifs dilatoires : justifier de recourir à l’article 47.1 de la constitution pour limiter le temps des débats ; permettre au gouvernement de trouver un accord en Commission Mixte Paritaire (CMP) pour contourner son absence de majorité à l’Assemblée nationale ; en l’absence de CMP, justifier de légiférer par ordonnance (sachant que le Conseil Constitutionnel a pris en décembre 2020 une décision dangereuse qui rend inutile le vote d’une loi de ratification pour rendre définitives les dispositions contenues dans une ordonnance).

Une validation du PLFRSS « portant réforme des retraites » par le Conseil Constitutionnel serait donc à l’origine d’une nouvelle jurisprudence, permettant à l’avenir de réformer à nouveau les retraites de la sorte, voire d’étendre l’usage du PLFRSS à d’autres réformes sociales d’ampleur en contraignant le parlement sans que la contrainte ne se justifie.

Le principe de clarté et de sincérité des débats parlementaire a-t-il été respecté ?

Le Conseil Constitutionnel a établi en 2009 qu’au regard de l’article 6 de la Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen les exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire ont une valeur constitutionnelle3. Exigences qui conduisent régulièrement le Conseil à émettre des réserves plus ou moins fortes sur la constitutionnalité des textes soumis à son examen.

Or si le gouvernement puis la majorité sénatoriale ont eu recours à des procédures parfaitement constitutionnelles ou réglementaires, qui prises séparément n’entraîneraient peut-être pas la censure du texte, leur accumulation aboutit à une mise en cause de la clarté des débats, ceux-ci ne pouvant se tenir dans des conditions de sérénité suffisante, les règles du débat parlementaire étant modifiées à plusieurs reprises en cours d’examen.

Ainsi outre le recours à l’article 47.1 de la constitution, dont nous avons détaillé plus haut les effets, le gouvernement a eu recours à l’article 44.2 de la constitution – pour refuser l’examen d’amendements en séance qui n’avaient pu être examinés en commission des affaires sociales et pour lesquels la présidente de la commission refusait une nouvelle réunion – puis l’article 44.3 pour obliger le Sénat à se prononcer par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement (procédure dite du « vote bloqué »), avant d’avoir recours au fameux 49.3.

La majorité sénatoriale a de son côté eu recours à de nombreuses procédures réglementaires visant à empêcher l’opposition de défendre ses amendements. L’article 38 du règlement du Sénat pour clore les débats sur les explications de vote relatives à des amendements a été invoqué 6 fois. Le bureau du Sénat a également eu recours à l’article 42 du règlement du Sénat pour limiter à un orateur par groupe les prises de parole sur article et les explications de vote ; il a déclaré irrecevables des centaines d’amendements et de sous amendements sur la base d’interprétations abusives en invoquant l’article 44 bis du règlement du Sénat : la présidente de la commission a notamment prétexté que les centaines de sous amendements présentés à l’article 7 n’avaient pas de lien avec le texte, après une réunion expresse de la commission pendant une interruption de séance de 50 mn pendant laquelle il était matériellement impossible de tous les examiner.

Surtout, il a été fait usage à quatre reprises de l’article 44.6 du règlement du Sénat pour permettre l’examen en priorité d’amendements de la majorité sénatoriale, rédigés à la seule fin de réécrire certains articles afin de faire tomber plus d’un millier d’amendement issus des rangs de l’opposition : ainsi les amendements de la majorité sénatoriale ont pu être débattus sans que les amendements de l’opposition puissent l’être.

L’usage fait ici des article 44.6 et 44 bis du règlement constituent donc une violation manifeste du droit d’amendement des parlementaires, pourtant garanti par l’article 44.1 de la constitution. Tout ceci accumulé dans un contexte où le temps du parlement était déjà contraint, alors que l’opposition sénatoriale n’a pas tenté d’empêcher l’adoption du texte, marque une défaillance majeure de la clarté et de la sincérité des débats. Pour compléter, en août 2021, le Conseil Constitutionnel avait considéré que si seulement 5 amendements parmi les centaines considérés irrecevables lors d’un examen en commission cela ne portait pas atteinte à la clarté et à la sincérité des débats : là on parle de plusieurs milliers déclarés irrecevables dans des conditions pour le moins rocambolesques.

Bien que cela ne soit évoqué que dans la saisine du groupe du Rassemblement National, en matière de clarté et de sincérité des débats, on peut aussi rappeler que sur la question des 1 200 euros, la « vérité » et les informations données par le gouvernement ont énormément évolué au fil du débat parlementaire, en l’absence de véritable étude d’impact – Olivier Dussopt refusant au demeurant de transmettre à plusieurs reprises la note du Conseil d’État et d’autres documents pourtant de nature publique : on peut donc là-aussi considérer que les exigences de valeur constitutionnelle n’ont pas été respectées, le gouvernement donnant aux parlementaires des informations contredites ensuite par sa propre expression et lui en dissimulant d’autres.

Il est d’autre part assez déroutant de constater les conséquences baroques du 47.1 en matière de procédure parlementaire. Après le vote en première lecture par le Sénat, la CMP a été réunie. Une CMP vise à trouver un compromis entre les deux chambres lorsque celles-ci ont adopté des versions différentes du même texte ; or l’Assemblée nationale n’ayant pas adopté de texte à l’issue des 20 jours qui lui étaient impartis, il n’y avait sur la table qu’un seul texte issu d’une des deux assemblées !? Sur quelle base s’est donc déroulée la négociation pour trouver un texte de compromis en CMP ? Sur la confrontation du texte que le gouvernement avait transmis au Sénat, sans qu’il soit voté par l’Assemblée nationale, et du texte adopté par le Sénat : la CMP a donc discuté du texte du gouvernement et du texte du Sénat, elle a été un lieu d’une négociation entre le gouvernement et les sénateurs, alors qu’elle doit être le lieu d’une négociation entre les députés et les sénateurs.

Cela ne s’arrête pas là : au sortir de la CMP, le texte de compromis a été soumis au Sénat jeudi 16 mars au matin ; le texte n’a été rendu public que 35 mn avant le début de la séance. D’aucuns pourraient considérer que le texte de la CMP était connu – au moins dans les grandes lignes – depuis la fin de l’après-midi du jour précédent… pas de quoi chipoter… Sauf que entre le texte issu de la CMP la veille et celui qui sort du Sénat le 16 mars à 10h42, le gouvernement y a fait ajouter un substantiel amendement financier. Le texte qui est donc arrivé devant l’Assemblée nationale à 15h le même jour n’était plus celui de la CMP et c’est sur ce texte qui n’était plus celui de la CMP que le gouvernement a eu recours au 49.3. Jusqu’au bout, l’examen du projet de réforme des retraites aura été l’objet de chausse-trappes de la part de l’exécutif et de la majorité sénatoriale qui mette en cause la transparence, la clarté et la sincérité du débat parlementaire.

Les « cavaliers sociaux » de la réforme des retraites

Un “cavalier social” est une disposition dont la présence dans une loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) est proscrite par l’article 34 alinéa 20 de la Constitution et l’article 1er de la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale, car ne relevant ni du domaine exclusif des LFSS ni de leurs domaines facultatifs. À défaut, les “cavaliers sociaux” inclus dans un projet de loi de finances font systématiquement l’objet d’une censure par le Conseil constitutionnel4.

En choisissant donc le véhicule législatif du PLFSS afin de prétendre recourir à l’article 47.1 de la constitution, l’exécutif s’est en réalité pris lui-même les pieds dans le tapis. En effet, plusieurs dispositions de son projet de réforme qui auraient pu être jugées conformes à la constitution dans un projet de loi ad hoc risquent d’être censurées car elles n’ont pas leur place dans un PLFSS.

C’est le cas de l’index senior (article 2 du PLFRSS) qui n’a en réalité aucun effet sur les recettes et les dépenses de la sécurité sociale, se contentant d’une obligation de publication d’indicateurs. Le « CDI senior » introduit par la droite sénatoriale (nouvel article 3) souffre de la même faiblesse.

Enfin, plusieurs alinéa d’articles (10 et 17) du PLFRSS n’affecteront pas les dépenses et les recettes de la sécurité sociale en 2023… or justement, c’est l’objet d’un tel véhicule législatif.

Conclusion

On le voit les raisons de censurer le projet de réforme des retraites ne manquent pas ; le gouvernement a accumulé les fautes stratégiques graves, pensant qu’il se donnait les moyens d’imposer son texte qu’il dispose ou non d’une majorité parlementaire. Son allié politique – la majorité sénatoriale LR – en a ajouté plusieurs couches.

Une saisine du conseil constitutionnel n’interroge évidemment pas ici le sujet de fond ; nous nous sommes opposés à la réforme des retraites exigées par Emmanuel Macron parce qu’elle était injuste, cruelle et inutile, vous retrouverez ici nos arguments à ce propos5. De ce qui aurait dû être un débat politique et social majeur, toujours susceptible de créer des oppositions farouches et un fort mouvement social, nous sommes passés au bord de la crise de régime car, au-delà du caractère injuste du projet, les méthodes auxquelles l’exécutif a choisi d’avoir recours mettent en réalité gravement en cause la démocratie parlementaire.

Le « parlementarisme rationalisé » de la Vème République est ainsi fait : ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement use de procédures pour établir un rapport de force avec les parlementaires, surtout quand il ne dispose pas de majorité absolue. Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement fait adopter un projet de loi avec le 49.3 – qu’il y ait ou non un mouvement social. Ce n’est pas la première fois que le 47.1 est utilisé (il l’est tous les ans pour l’examen du PLFSS)… on pourrait faire l’énumération ainsi sur plusieurs lignes encore. Par contre, c’est la première fois qu’on tente de transformer profondément un des piliers de notre modèle social au détour d’un aménagement de texte budgétaire, là où un débat de société et un débat parlementaire éclairé et patient devrait être nécessaire. Et c’est également la première fois qu’à peu près toutes les procédures de contraintes contre le parlement ont été utilisées pour le même texte – « sauf peut-être l’article 16 » s’est permis d’ironiser le sémiologue Clément Viktorovitch devant Aurore Bergé, le 20 mars dernier sur TF1.

Ce qui est en cause aujourd’hui n’est donc plus seulement la dégradation brutale d’une partie de notre modèle social, mais le fait que les conditions d’examen de cette réforme créent un précédent grave mettant à mal notre conception de la démocratie et de la souveraineté populaire. Si le Conseil Constitutionnel validait (même partiellement) ce texte là, car la majorité de ses membres serait acquise au fond de la réforme, il porterait la grave responsabilité de donner à l’avenir à l’exécutif un blanc seing pour passer n’importe quel texte de loi sans réel débat parlementaire.

Cette pente est dangereuse ; il doit donc absolument déclarer inconstitutionnel l’ensemble du texte.

1 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1985/85190DC.htm

2 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019795DC.htm

3 https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2009/2009582DC.htm

4 Par exemple : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2022/2022845DC.htm

5 https://g-r-s.fr/campagne-retraites/

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5 octobre 2022 3 05 /10 /octobre /2022 13:14

J'ai rédigé le 17 septembre dernier cette tribune parue ce 5 octobre 2022 dans L'Observateur. Le travail peut permettre de s’émanciper et d’être utile au collectif. La gauche doit défendre non pas la « valeur travail », mais la valeur du travail. Avec pour objectif de lui redonner son sens, estiment avec moi Nathalie Moine et Anthony Gratacos, élus locaux et membres de la direction nationale de Gauche Républicaine et Socialiste.

Le travail n’est pas « de droite », il est humain !

En cette rentrée de septembre, toute la gauche s’ébroue et se dispute sur un sujet majeur : celui du travail, de sa valeur, de sa place dans la société et dans la gauche. On doit à François Ruffin et à Fabien Roussel, chacun à leur manière, de débattre enfin d’une question trop souvent éludée : et c’est tant mieux. Bien sûr, certains ont choisi la polémique et les règlements de comptes qui n’ont plus rien à voir avec le sujet. Mais émerge peu à peu entre la gauche issue du mouvement ouvrier et le versant « écologiste » de la gauche une véritable dispute, riche de sens, au bout de laquelle il faut aller pour clarifier notre projet à l’attention des Français et des classes populaires.

La « valeur travail […] est quand même une valeur de droite » disait Sandrine Rousseau le 15 septembre. « On n’a pas besoin de la force de travail de tout le monde » affirmait sur Public Sénat David Cormand, eurodéputé EELV trois jours plus tôt…

Ces deux déclarations, cohérentes l’une avec l’autre, montrent la conception profondément différente du travail portée par les écologistes. Et si Sandrine Rousseau fait référence à Karl Marx pour dénoncer les propos de Fabien Roussel, elle oublie que l’aliénation du travail dénoncée par le théoricien de la valeur-travail mettait en cause la spoliation des travailleurs par le capital du produit de leurs efforts, les réduisant ainsi ne plus posséder que leur force de travail, qu’ils vendaient contre un subside de misère. L’idée du XIXe siècle, chez tous les philosophes et acteurs d’un mouvement socialiste en construction, c’est que l’émancipation des travailleurs doit passer par leur association, leur rendant ainsi la maîtrise de l’outil de travail et le bénéfice de son produit. « Ouvriers, paysans, nous sommes, le grand parti des travailleurs… » rappelle « l’Internationale », ce grand hymne de la droite ! Il n’a jamais été question pour la gauche de supprimer le travail, mais construire la dignité retrouvée des travailleurs.

 

Il faut aussi répondre à notre ami David Cormand… Quelle situation autorise donc à ce que nous n’ayons « pas besoin de la force de travail de tout le monde » ? Celle où des entreprises multinationales, souvent de connivences avec des Etats peu démocratiques, exploitent la force du travail de centaines de millions de nouveaux esclaves en Asie, en Afrique ou en Amérique latine, pour produire ce qui permet à relativement bas coût notre mode de vie européen. Il nous rétorquera que c’est ce mode de vie qu’il faut changer – et il n’aura pas entièrement tort –, si ce n’est que seule une partie privilégiée en profite dans nos sociétés. De même, on pourra dire avec lui que nous n’avons pas besoin de la force de travail de tout le monde ou d’abrutir au travail tout le monde : c’est le sens de notre combat pour un système de retraite juste, qui récuse une dégradation de l’âge de départ, ou pour la réduction du temps de travail, qui est une constante de l’histoire sociale.

Mais quand on mesure le nombre de besoins sociaux et de besoins économiques (ceux nécessaires à garantir notre souveraineté, notre autonomie) insatisfaits, ce plaidoyer pour la « fin du travail » est mortifère, sans même parler de tous ceux parmi nos concitoyens qui recherchent un travail décent en vain et que cette posture condamne dans le fond à vivre d’expédients ou de la solidarité nationale.

Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire !

Après les Etats-Unis, la France et certains pays européens sont eux-mêmes atteints d’une vague importante de démissions qui pose la question du sens donné au travail par les travailleurs eux-mêmes. Il est urgent de travailler sur la soutenabilité du travail, les conditions de travail, la qualité du travail, dans le secteur privé mais aussi le secteur public (songeons aux démissions massives dans le domaine de la santé ou de l’éducation) et aussi dans le contexte de la crise écologique (notre travail aggrave-t-il la situation ?).

Le travail est-il seulement un effort fastidieux réalisé en contrepartie de rémunérations, sans valeur en lui-même ? A l’opposé, le travail ne serait-il donc qu’une pure expérience d’aliénation dont il faudrait se départir ? Nous réfutons ces visions, l’une comme l’autre : notre conception politique est celle du travail comme activité de transformation du monde, de la nature, de la société et de l’individu lui-même. Toutes les recherches, sur cette question trop souvent éludée par les responsables politiques, ont démontré que le travail est une activité centrale dans la vie des gens, quoi qu’on en dise : personne ne peut nier son importance dans la vie sociale, dans la construction de notre utilité (ou même notre identité) sociale. Par contre on peut contester la façon dont il est organisé aujourd’hui. Le poids croissant des marchés financiers internationaux sur le fonctionnement des entreprises induit ainsi une exigence de contrôle et de reporting à tous les niveaux de la chaîne de travail, qui vise à les (r) assurer sur la rentabilité de leurs placements mais dépossèdent à nouveau les travailleurs. De l’atelier et du bureau jusqu’à la finance libéralisée, il y a bien une révolution démocratique à engager !

Une étude récente de la Dares évalue à 3 % le nombre de démissions aujourd’hui, bien plus élevé que d’habitude (mais moins qu’aux Etats-Unis où l’on parle de Big Quit), elle montre également que ce sont les conditions de travail qui les motivent aujourd’hui bien plus qu’il y a vingt ans : les fameux métiers en tension pour lesquels on n’arrive pas à embaucher sont aussi ceux qui ont les plus mauvaises conditions de travail. Les travailleurs qui décident de changer d’emploi – et cela aussi a été renseigné par une autre étude de la Dares avant la crise sanitaire – le font en général pour trouver un emploi mieux payé avec des conditions de travail plus saines.

Cette démarche reste cependant celle d’une part infime des salariés français… L’immense majorité de nos concitoyens n’ont pas le luxe aujourd’hui (au sens propre du terme, car ils n’ont pas les économies nécessaires pour se permettre une transition) de ce pari : c’est donc là tout l’enjeu qui est devant nous. Il ne s’agit pas seulement de parler de « valeur travail » en suggérant une posture moralisatrice, mais de combattre pour faire reconnaître la valeur DU travail – donc augmenter les salaires –, pour améliorer les conditions de travail – donc renforcer le droit du travail et les moyens pour le faire appliquer (on manque tant d’inspecteurs et de médecins du travail !) –, et pour redonner du sens au travail – construire une société du plein-emploi, où les salariés soient écoutés et participent aux décisions de leur entreprise, qui ne détruise pas notre environnement, pour que chacun puisse trouver le travail qui lui permettra de se réaliser et d’être utile au collectif.

Il s’agit aussi de rappeler que notre Etat social repose essentiellement sur les revenus du travail. Sans travail pas de protection sociale. L’une des applications concrètes de notre Etat social fut d’attacher au statut de salarié un cadre légal visant à sortir de l’arbitraire capitaliste. D’ailleurs, la stratégie des nouveaux acteurs du capitalisme, que sont notamment les plateformes numériques, vise à enfoncer un coin dans le statut protecteur du salariat, faisant passer l’auto-entreprenariat ou la soumission à un algorithme pour une forme de libération alors que cela replonge le travailleur dans la même logique d’aliénation qui est dénoncée.

Le débat engagé est donc celui d’un choix de société… Il est salutaire et commande notre capacité à comprendre nos concitoyens et à apporter à leurs aspirations des réponses concrètes. Il ne s’agit pas seulement de construire le plein-emploi de demain, car on peut l’imposer en renforçant l’exploitation : non ! Nous voulons une société de citoyennes et de citoyens émancipés, fiers de ce qu’ils apportent à la société, fiers du fruit de leur travail. Car le travail est humain !

Frédéric Faravel, conseiller municipal et communautaire de Bezons (95)
Nathalie Moine, conseillère municipale de Saint-Pathus (77)
Membres de la direction nationale de la Gauche républicaine et socialiste
Anthony Gratacos, secrétaire général de la Gauche républicaine et socialiste, conseiller départemental de Seine-et-Marne, chef d’entreprise

Le travail n’est pas « de droite », il est humain !
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29 septembre 2022 4 29 /09 /septembre /2022 10:08

Après la tribune publiée par Le Monde samedi 25 septembre, nous avons rédigé avec David Cayla (économiste et essayiste, Maître de Conférences à l'université d'Angers, membre des économistes atterrés), Marie-Noëlle Lienemann (sénatrice GRS de Paris et ancienne Ministre) et Catherine Coutard (médecin urgentiste et vice-présidente du MRC) le texte de réflexion que je publie ci-dessous. Si le débat public et les médias passent d'une polémique à l'autre sans approfondir les questions, nous estimons que le débat engagé depuis fin août 2022 sur le travail et sa place dans la société, sur les conditions de vie et de rémunération des travailleurs, sur notre capacité collective à créer des emplois utiles et de qualité, décemment rémunérés, est central et mérite d'être pris à bras le corps. C'est le sens de cette contribution au débat de la GRS.

bonne lecture,
Frédéric FARAVEL

Conseiller municipal et communautaire de Bezons
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"
Membre de la direction nationale de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS)

La question du travail doit revenir au cœur de la gauche !
Depuis la fin du mois d’août et à la rentrée, la polémique a enflé à gauche : quelle est la place du travail dans la société et dans le projet que la Gauche doit proposer aux Français. Au-delà des slogans et des petites phrases (parfois maladroites) des uns, auxquels répondent les dénonciations de triangulation des thèses de la droite des autres, François Ruffin et Fabien Roussel ont permis ses dernières semaines, par la sortie d’un livre et leurs prises de position dans les médias, de rappeler que cette question est une des préoccupations centrales de nos concitoyens et que la valorisation du travail répond à leurs aspirations prioritaires. Ainsi la reconquête du pouvoir passe par leur prise en compte : il est donc indispensable de remettre le travail au cœur du projet de la gauche !

Un débat vieux comme le mouvement ouvrier

Il n’y a pas de société, ni de richesses créées collectivement sans une implication individuelle dans le travail. Evacuons d’entrée de jeu les faux débats : lorsque Karl Marx développe au milieu du XIXème siècle ses réflexions et ses écrits sur le système capitaliste, il dénonce l’aliénation par le travail du prolétaire qui est dépossédé de son individualité, de sa contribution créatrice personnelle et du produit même de son action, l’essentiel de la création en elle-même et la richesse qui en découle étant détournée par le propriétaire du capital. Le prolétaire est donc celui qui ne possède plus rien d’autre que sa force de travail, qu’il vend contre un subside de misère. L’idée commune du XIXème siècle chez tous les philosophes et acteurs d’un mouvement socialiste en construction, est que l’émancipation des travailleurs doit passer par leur association qui rendra inutile la propriété du capital et par la maîtrise de l’outil de travail ainsi que du bénéfice du produit de leur travail.

La place du salariat

Les conditions d’organisation des économies nationales et du système économique mondial ont été incroyablement transformées depuis le milieu du XIXème siècle, non seulement sous l’effet des évolutions du capitalisme lui-même mais aussi par la mise en branle d’un mouvement de la société pour dépasser le capitalisme ou, à tout le moins, limiter la place du capital dans celle-ci : Marx, les penseurs socialistes du XIXème siècle, Max Weber et bien d’autres ont provoqué une sorte de « paradoxe de Wigner » appliqué concrètement aux sciences sociales et économiques, leurs observations d’un phénomène ayant profondément modifié les conditions de l’expérience… Mais, alors que le salariat était unanimement à gauche voué aux gémonies à l’orée de la première guerre mondiale, les conditions d’organisation de la production et de nos sociétés en ont fait le vecteur principal de distribution des revenus des travailleurs. Les victoires successives quant à l’amélioration des conditions de travail et à l’acquisition des droits sociaux créent les conditions pour un début d’émancipation et la conquête d’une dignité au travail.

L’État social s’est ainsi construit patiemment tout au long du XXème siècle, et plus encore après la seconde guerre mondiale, et l’une de ses applications concrètes a été d’attacher au statut de salarié des droits et des protections, un cadre légal pour la distribution des revenus qui le fait sortir de l’arbitraire capitaliste. Aujourd’hui la stratégie des nouveaux acteurs du capitalisme (que sont notamment les plateformes numériques) et les néolibéraux (depuis presque 50 ans maintenant) visent à faire disparaître à terme ce statut (relativement) protecteur de salarié, tentant de faire passer l’auto-entreprenariat ou la soumission à un algorithme pour une forme de libération, alors que le plus souvent cela replonge le travailleur dans la logique d’aliénation dénoncée par Marx voici 170 ans !

Travail et émancipation des travailleurs

Les politiques néo-libérales, mises en œuvre dans toutes les économies développées, ont modifié fortement le rapport au travail et la place des travailleurs dans notre société, fragmentant le monde du travail et avec la flexibilité croissante (précarité, temps partiel, CDD, externalisation des postes). Ells visaient non seulement à réduire le « cout du travail » (ce qui en dit long sur leur pseudo attachement à la « valeur travail ») mais également à réduire le travailleur à un rôle d’exécutant d’une tache et non comme un acteur de l’entreprise qui pouvait légitimement revendiquer une part de pouvoir, mais aussi une répartition plus juste des profits et richesses produits. Cette tendance de long terme aboutit à une forme de déshumanisation avec de lourdes conséquences dans le profond malaise que vivent les salariés (les salariés français sont parmi ceux qui se sentent le moins bien reconnus et traités dans leurs entreprises, y compris dans la fonction publique). Remettre le travail au cœur de notre projet c’est s’attaquer résolument à ces dérives, que tous les gouvernements de droit comme de gauche au pouvoir ont accompagné, voire accéléré dans la dernière période (avec le quinquennat de François Hollande).

La question de l’émancipation des travailleurs doit donc être au coeur de la vision du monde et de la société proposée par la gauche : cela suppose une organisation collective, un État social, qui s’assure que chacun puisse avoir accès au travail et à des conditions de travail dignes, mais aussi participer d’avantage aux décisions stratégiques des entreprises, en particulier celles qui concernent directement les travailleurs. Que nous demandent la plupart de nos concitoyens ? Le fait de pouvoir travailler, dans un cadre qui assure des conditions de santé et de sécurité dignes, de recevoir en échange une rémunération qui permette de vivre décemment et d’offrir à leur famille un cadre de vie humain, mais qui marque aussi leur utilité sociale. Ils demandent aussi plus de sens à leur travail et un équilibre harmonieux entre temps de travail et leurs loisirs, leur temps libre. Car l’émancipation des travailleurs doit s’opérer dans l’emploi mais aussi dans sa capacité de vivre d’autres engagements, d’autres implications. C’est indissociablement lié.

Cela implique plusieurs choses : D’abord de redonner une valeur concrète au « droit au travail » qui est inscrit dans notre constitution et de raffermir à nouveau le droit du travail (tant mis à mal par la loi Hollande-El Khomri de 2016 et les ordonnances Macron-Pénicaud de 2017) pour s’assurer que celui-ci retrouve son caractère protecteur face à la toute-puissance du capital. Affirmer le droit au travail, c’est bel est bien permettre à chacun d’avoir accès à l’emploi. On observera que cette idée d’avoir accès à l’emploi conduit les soutiens de Bernie Sanders aux États-Unis à promouvoir l’idée d’un État garant de l’emploi en dernier ressort. L’objectif du plein emploi, d’un emploi utile permettant de vivre dignement, est donc aujourd’hui un axe incontournable d’un projet de gauche qui voudrait entrer en résonnance avec les aspirations de nos concitoyens.

Face à cette attente des Français, les libéraux, comme Emmanuel, Macron font de la triangulation à l’envers : avec eux l’objectif du plein emploi devient pour les salariés la contrainte d’accepter un emploi à tout prix, même déqualifié et dévalorisé, mal rémunéré, à temps partiel ; au final, ils construisent une société où la perspective des catégories populaires se réduit à être un travailleur pauvre, précaire et mal reconnu. Il donne une forme contemporaine à la vieille formule réactionnaire : « l’oisiveté mère de tous les vices ».

Or le plein emploi et la valorisation du travail sont pourtant indissociables. Nous n’attendrons en réalité jamais l’objectif du plein emploi sans agir sur la qualité du travail, la reconnaissance des métiers, l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation des salaires et des retraites, l’égalité femmes/hommes et la participation aux décisions stratégiques de l’entreprise. Cela implique aussi une politique industrielle volontariste assurant la ré-industrialisation et l’indépendance de la France et prenant en compte les impératifs climatiques. Cela passe aussi par une consolidation de notre protection sociale, qui pour une large part s’appuie sur des droits liés au travail, quand elle ne s’apparente pas tout simplement à l’idée du « salaire différé ». Les dégâts générés par le quinquennat Hollande se mesurent bien à l’aune de cette perspective ; la situation s’est encore davantage détériorée avec Emmanuel Macron qui persiste et signe en prétendant aggraver encore sa première « réforme » de l’assurance chômage et en annonçant une offensive éclair contre notre système de retraites.

La suppression de la gestion paritaire de la protection sociale, en particulier pour l’Assurance chômage et les retraites (ces dernières sont de fait salaires différé) ne date malheureusement pas d’hier ; elle entre dans une stratégie qui a pour but de transformer sa nature même : de pacte entre des droits garantis, fondés sur des cotisations mutualisées, la technocratie gagnée aux idées néolibérales veut la faire glisser vers des politiques publiques de solidarité (aides octroyées). Les allocations chômages deviennent ainsi peu à peu des aides conditionnées à des critères définies par le gouvernement ; hier, la même logique amenait la droite (et une partie de la gauche) à changer la retraite par répartition en un socle de solidarité et des fonds de pensions par capitalisation en complément. Une logique similaire préside à la création (par un gouvernement de gauche) de la prime d’activité qui fait peser sur le budget de l’État une part de la rémunération du travail plutôt qu’augmenter les salaires et de placer les entreprises devant leurs responsabilités économiques. Nous sommes entrés en 2001-2022 dans l’engrenage de l’austérité salariale exigée par le patronat partiellement compensée pour les plus modestes par des primes aléatoires. Cette logique ne cesse de s’étendre. Nous l’avions combattu alors et il nous faut redoubler d’efforts plus encore aujourd’hui contre ce qui est devenu une stratégie pérenne (prime pour l’emploi, primes Macron défiscalisées…).

Ne nous faisons pas d’illusions : cette logique néolibérale n’a rien d’une spécificité française et l’on retrouve partout dans le monde ce même enjeu. C’est le sens de l’intervention récente de Lula qui disait très justement ce 12 septembre : « les gens ne veulent pas vivre tout le temps des prestations du gouvernement. Ce qui rends les êtres humains fiers c’est d’avoir un salaire et d’emporter de la nourriture avec leur travail. Et nous créerons des emplois. »

Conforter le financement de la protection sociale et réussir vraiment le plein emploi

N’oublions pas que l’essentiel de notre système d’État social est fondé sur la contribution des revenus du travail, que ce soit par les cotisations (employeurs et employés) ou par une forme de fiscalité. Quel serait le devenir de notre protection sociale si nous nous satisfaisions de la situation actuelle où des millions de personnes n’ont pas d’emploi ou sont sous-employées, ne cotisent pas ou peu ? Quel sera le devenir de notre protection sociale si nous ne cherchons pas à reprendre, comme le rappelle Christophe Ramaux dans son dernier livre Pour une économie républicaine, au Capital les richesses que nous lui avons abandonnées progressivement depuis une quarantaine d’année ?

Mais cela suppose que l’on mette fin aux baisses massives de cotisations sociales octroyées d’abord aux grandes entreprises (sans aucune contrepartie et sans aucune preuve de leur efficacité économique, et pour cause l’essentiel est parti dans les dividendes). Cela suppose qu’on réponde enfin aux discours libéraux sur le poids excessif de l’État sur l’économie ; et là encore, Christophe Ramaux, dans son dernier livre, livrent un certain nombre de réflexion sur lesquelles nous pouvons nous appuyer : le néolibéralisme a tenté de tuer l’État social dans toutes les économies occidentales, mais il n’y est pas arrivé (même aux USA) et ce dernier a été le recours incontournable face aux crises (financière de 2008 ou sanitaire de 2020-2021), nous avons donc un point d’appui pour reprendre au marché ce que nous lui avons abandonné et c’est le rôle d’une démocratie républicaine d’en fixer les bornes ; nous pouvons et devons revenir sur la libéralisation des marchés financiers et sur le tout libre-échange ; l’État peut et doit conduire la stratégie de transformation écologique avec comme premier enjeu le sujet central de la production d’électricité, l’intervention (et la dépense) publique doit en ce sens pleinement être réhabilitée car seule capable de proposer un projet mobilisateur aux citoyens, aux travailleurs du privé comme du public ; on peut et on doit remettre à plat le fonctionnement des entreprises en s’attachant à redonner de la fierté aux travailleurs comme acteurs à part entière…

Cela suppose aussi qu’on réhabilite le travail ! Et réhabiliter le travail ce n’est en rien flatter le travailleur pauvre pour stigmatiser celui qui n’a pu avoir un travail et n’a que la solidarité nationale pour survivre ! Réhabiliter le travail, c’est considérer qu’on doit le rémunérer correctement à l’inverse de l’austérité salariale relative qui sévit depuis plus de 30 ans, c’est engager des politiques publiques pour offrir un travail à chacun. Donc c’est également sortir du discours sur la fin du travail et sortir du défaitisme qui fait dire à certains dirigeants politiques que « de toute façon, il n’y aura jamais assez de travail pour tout le monde ». La gauche ne doit pas renoncer à un projet de plein emploi. Quand on mesure le nombre de besoins sociaux, économiques (rappelons nous de la « découverte » effarée de certains quand il apparut que la France risquait en mars 2020 une pénurie de paracétamol et devait gérer une pénurie de masques sanitaires) et même écologiques insatisfaits dans nos sociétés, cette posture est mortifère, l’argument des bullshit jobs ne tient pas face à cette réalité, quand bien même on sait qu’il existe des emplois dont on ne comprend pas toujours l’utilité.

Solidarité

Il existera toujours des situations où certaines personnes ne seront pas en capacité de travailler… La solidarité nationale est là pour assurer un filet de sécurité et garantir la dignité de tous. Mais la garantie d’une solidarité nationale efficace qui ne condamne pas ses concitoyens les plus en difficulté à surnager entre les eaux de la pauvreté et de la survie, cela implique une solidarité nationale financée fortement par les revenus créés par le travail. Dans le cas contraire, dans une mondialisation libérale sauvage, nous retomberions rapidement dans la situation décrite en 1847 dans Travail salarié et Capital par Karl Marx : « La grande industrie nécessite en permanence une armée de réserve de chômeurs pour les période de surproduction. Le but principal de la bourgeoisie rapport à l’ouvrier est bien sûr, d’obtenir le travail en tant que matière première au plus bas coût possible ».

Avant la réforme récente de l’assurance chômage, plus de la moitié des chômeurs ne touchaient rien de Pôle emploi, après la réforme, la proportion atteint 60 %. Qui peut encore croire que le durcissement des conditions d’indemnisation est une voie utile pour avancer vers le plein emploi ? Les conditions de travail et le niveau de rémunération ne sont-elles pas plus en cause ? Observons que plus la droite parle de « valeur travail » moins elle soutient la « valeur DU travail ». Voilà la réalité qui doit nous faire réfléchir quand le gouvernement et les organisations patronales continuent de défendre une forme d’austérité salariale alors que l’augmentation des salaires est une revendication générale et qu’elle est une nécessité. La logique visant à dégager les entreprises de leurs responsabilités salariales s’est incarnée dans le transfert vers l’État de la responsabilité du soutien au pouvoir d’achat avec la prime d’activité ou les pseudo-primes Macron.

Être à l’offensive et reconquérir les catégories populaires

François Ruffin et Fabien Roussel ont pu remettre le travail au cœur du débat à gauche. Leur surface médiatique leur permet de réussir là où nous commencions à désespérer de nous faire entendre. Ce qu’ils disent avec nous c’est que la gauche doit arrêter d’être défaitiste, doit arrêter de porter le discours sur la fin du travail parce que ses dirigeants pensent que toutes les politiques économiques de gauche seraient incapables de créer de l’emploi de qualité… Or ce qui a été mis en place à partir de 1985, et à de rares exceptions près, est d’abord une adaptation aux diktats du néolibéralisme triomphant…

Le think tank Terra Nova – qui a hélas inspiré une partie de la gauche – ont tiré en 2011 « les conséquences politiques » de cette fragmentation du monde du travail découlant de ces politiques (dont il partageait l’orientation générale), en plaidant pour un alliance entre les « minorités », les plus démunis et les classes moyennes supérieures intégrées (croyaient-elles) dans la mondialisation, rejetant dans la marginalité politique une large part du monde ouvrier et salariat… ces catégories se tournèrent vers l’abstention et une partie se réfugiera le vote FN/RN, s’éloignant durablement de la gauche qui semblait ne plus avoir grand-chose à lui proposer. Nous en sommes rendus au point que, même dans l’opposition et avec la politique antisociale de Macron, les forces de gauche n’ont pas été capables de retrouver grâce à leurs yeux lors des scrutins récents. Il faut donc rompre avec cette logique et redonner au travail sa place centrale dans le combat de la gauche.

Nous pouvons le faire et reprendre une politique économique ambitieuse qui crée de l’emploi de qualité. Nous sommes convaincus que la reconquête des catégories populaires attachées au travail passe par cette implication politique : c’est elle qui nous permettra de construire une véritable majorité de transformation sociale.

Engouffrons nous avec entrain dans la brèche ainsi ouverte !

Quelques unes de nos propositions issues de notre programme pour 2022

RECONQUÉRIR NOS CAPACITÉS INDUSTRIELLES

● Se libérer des accords de libre-échange, qui mettent en danger la production française au profit d’importations de qualité médiocre et polluantes (notamment le CETA et l’accord avec le Mercosur) ;

● Appliquer une taxe à l’importation sur les produits fabriqués ne respectant pas nos normes sociales et environnementales ;

● Développer le volet français du futur “Buy European Act” ;

● Relancer les 34 plans stratégiques abandonnés par Emmanuel Macron à l’automne 2014 ;

● Organiser avec les partenaires sociaux des plans de filières pour préparer les mutations dans les secteurs existants (notamment en lien avec la transition écologique) et les relocalisations (en réorientant les aides publiques) ;

● Créer un fonds d’accompagnement des reprises ou création d’entreprises par les salariés en particulier sous forme de coopératives (capital de portage transitoire, basculant progressivement vers l’actionnariat coopératif) ; interdire le départ des machines-outils si les salariés veulent reprendre l’activité ;

● Exiger la révision de la directive européenne « aides d’État » et « profiter » de cette période exceptionnelle pour déclarer sa suspension, voire le faire de façon unilatérale si besoin ;

● Lancer des grands plans d’investissements publics pour répondre à des besoins essentiels pour nos concitoyens, qu’ils concourent avec la qualité des services publics à la performance économique du pays, et qu’ils sont indispensables à la réussite de la transition écologique du pays.

RÉMUNÉRER LES TRAVAILLEURS

● Le SMIC sera porté à 1 400 € nets dès le début du quinquennat pour atteindre progressivement 1 600 € à la fin du mandat ;

● Fixer les salaires sur une échelle de 1 à 20, au sein d’une même entreprise ou d’un même groupe. Au-delà de cet écart, les rémunérations ne pourront être déduites de l’impôt sur les sociétés ;

● Plusieurs mesures très précises permettant de faire de l’égalité femmes hommes au travail sont décrites dans notre programme (page 36).

PROTÉGER ET GARANTIR LA DIGNITÉ DES TRAVAILLEURS

● Réduction du temps de travail : 6ème semaine de congés payés et négociation de la semaine de 32h ;

● Abroger les lois Travail et les accords de compétitivité « offensifs » ; rétablir les CHSCT et les délégués du personnel ;

● mettre fin au plafonnement des indemnités et aux barèmes prud’homaux ;

● Abroger les décrets Macron-Philippe-Pénicaud sur l’Assurance chômage ;

● Relancer la progressivité des cotisations en fonction de la valeur ajoutée dégagée par l’entreprise ;

● Mettre en place une garantie d’emploi, passant par un État employeur en dernier ressort des chômeurs de longue durée et la mise en œuvre effective d’un droit opposable ;

● Restaurer la hiérarchie des normes et le principe de faveur dans l’ensemble des négociations professionnelles ;

● Rendre obligatoire la présence de 50% de représentants des salariés avec voix délibérative dans les conseils d’administration et de surveillance des grandes entreprises ;

● Dans le cas d’une faillite ou d’une cessation d’activité, accorder la priorité aux projets de reprise défendus par les salariés ;

● Requalifier en contrat de travail salarié la fausse situation d’auto-entrepreneurs des plateformes type Uber et offrir une protection adaptée à ces travailleurs précaires.

La question du travail doit revenir au cœur de la gauche !
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24 septembre 2022 6 24 /09 /septembre /2022 12:43

Dans une tribune au Monde publiée samedi 24 septembre 2022 à 6h, que je signe avec David Cayla (économiste et essayiste), Catherine Coutard (vice présidente du MRC), Marie-Noëlle Lienemann (sénatrice GRS de Paris et ancienne ministre) et Emmanuel Maurel (député européen et animateur national de la GRS), nous  expliquons que la gauche doit arrêter d’être défaitiste en renonçant au plein-emploi. Elle ne doit pas oublier l’importance du travail dans la société, et ce que nous devons tous à ceux qui l’assument. Vous trouverez cette tribune ci-dessous.

« Il faut remercier François Ruffin et Fabien Roussel d’avoir remis le travail au cœur du débat à gauche » – tribune dans Le Monde

La place du travail dans la société et dans le projet que la gauche doit proposer aux Français ne devrait pas faire polémique. Au-delà des slogans et des petites phrases qui ont été échangées par les uns et les autres, François Ruffin (député La France insoumise) et Fabien Roussel (député du Nord et secrétaire national du Parti communiste français) ont rappelé que les aspirations de nos concitoyens ne sont pas celles d’une société post-travail, mais celles d’une société qui puisse apporter à chacun un travail digne et vecteur d’émancipation.

Commençons par rappeler une évidence : il n’y a pas de société sans travail. Cela est vrai pour tout système économique, qu’il soit capitaliste ou non. De fait, le travail, qu’il soit salarié, indépendant, familial ou produit bénévolement pour une association, est la seule source de richesse pour la communauté.

L’Etat social s’est ainsi construit

Karl Marx (1818-1883) lui-même, théoricien de la valeur travail, n’a jamais nié son importance. Lorsqu’il développe au milieu du XIXe siècle ses réflexions et ses écrits sur le système capitaliste, il dénonce l’aliénation par le travail du prolétaire dépossédé de son individualité et de sa contribution personnelle.

Le prolétaire est celui qui ne possède que sa force de travail, qu’il vend contre un subside de misère. L’idée commune du XIXe siècle, chez tous les philosophes et acteurs d’un mouvement socialiste en construction, c’est que l’émancipation des travailleurs doit passer par leur association, leur rendant ainsi la maîtrise de l’outil de travail et le bénéfice de son produit.

Face au travail exploité incarné par le salariat, le socialisme rêvait d’un travail émancipé, organisé collectivement par les travailleurs eux-mêmes. Mais le salariat s’est étendu, tant et si bien qu’au début du XXe siècle, les conditions d’organisation de la production et de nos sociétés en ont fait le vecteur principal de distribution des revenus, notamment par la création de la Sécurité sociale.

De son côté, le droit social est venu protéger le salarié, améliorer ses conditions de travail et défendre l’expression syndicale au sein des entreprises.

L’Etat social s’est ainsi construit patiemment, comme le rappelle l’économiste Christophe Ramaux dans son dernier ouvrage, Pour une économie républicaine. Une alternative au néolibéralisme (De Boeck, 336 pages, 21,90 euros). L’une de ses applications concrètes fut d’attacher au statut de salarié un cadre légal visant à sortir de l’arbitraire capitaliste.

Une même logique d’aliénation

D’ailleurs, la stratégie des nouveaux acteurs du capitalisme que sont notamment les plates-formes numériques vise à enfoncer un coin dans le statut protecteur du salariat, faisant passer l’autoentrepreneuriat ou la soumission à un algorithme pour une forme de libération, alors que cela replonge le travailleur dans la même logique d’aliénation que celle qui fut dénoncée par Marx en son temps.

La question de l’émancipation des travailleurs doit rester au cœur des propositions de la gauche. Mais cela implique plusieurs choses.

Tout d’abord, il faut reconnaître que le travailleur est non seulement celui qui travaille, mais aussi tous ceux qui ont travaillé ou ont vocation à travailler sans être en mesure de le faire.

En ce sens, les chômeurs, les personnes en situation d’exclusion ou de handicap, ceux qui sont empêchés par la maladie, tout comme les retraités constituent ensemble la grande classe des travailleurs, et il est vain de chercher à les opposer. Il n’y a pas d’un côté des assistés fainéants et de l’autre des travailleurs méritants.

Admettre que les chômeurs, les étudiants et les retraités appartiennent à la grande classe des travailleurs implique qu’on réhabilite le travail, ce qui signifie en premier lieu de le rémunérer correctement, et en second lieu de lui donner des conditions dignes sur le plan sanitaire et social pour sa réalisation. Mais réhabiliter le travail, c’est aussi sortir du discours sur la fin du travail qui fait dire à certains dirigeants politiques que, « de toute façon, il n’y aura jamais assez de travail pour tout le monde ». Quand on voit le nombre de besoins sociaux insatisfaits, cette posture est mortifère.

Discours enflammés de la droite

Nous avons besoin de travail, parce que nous sommes pour le progrès social, et parce que nous pensons que chacun a la capacité de contribuer à sa mesure au bien commun. Ainsi, les étudiants ont vocation, une fois leurs études achevées, à contribuer à la création de richesses.

De même, les chômeurs doivent bénéficier d’un service public de qualité pour être accompagnés dans l’emploi. A ce titre, rappelons l’expérience fructueuse qu’ont été les expérimentations territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), qui ont permis d’accompagner dans l’emploi des milliers de personnes en situation d’exclusion.

Nous ne devons pas nous laisser abuser par les discours enflammés de la droite et du gouvernement sur la valeur travail alors qu’ils œuvrent inlassablement pour réduire le coût, et donc la valeur économique du travail. Nous ne devons pas oublier que c’est le capitalisme néolibéral qui détruit le travail, lui fait perdre son sens, le parcellise.

Les droits et la dignité

C’est le capitalisme qui jette les travailleurs usés, qui délocalise et qui pousse les cœurs vaillants au burn-out. Sortir le travail de cette exploitation, ce n’est pas nier son rôle social, sa nécessité, c’est au contraire lui rendre son sens premier, celui de créateur de richesses et de progrès social.

Il faut remercier François Ruffin et Fabien Roussel d’avoir remis le travail au cœur du débat à gauche. Ce qu’ils disent, c’est que la gauche doit arrêter d’être défaitiste en renonçant au plein-emploi. Elle ne doit pas oublier l’importance du travail dans la société et ce que nous devons tous à ceux qui l’assument.

Comme eux, nous sommes convaincus que la gauche doit protéger le travailleur empêché non seulement en lui versant des revenus complémentaires, mais aussi, et surtout, en l’accompagnant dans l’emploi de qualité. Elle doit défendre les droits et la dignité de l’ensemble de la classe des travailleurs, qu’ils soient ou non en emploi. C’est ainsi qu’elle amorcera sa reconquête de l’électorat populaire et sera en mesure de reconstruire une majorité de transformation sociale.

Les signataires : David Cayla, économiste à l’université d’Angers ; Catherine Coutard, vice-présidente du Mouvement républicain et citoyen ; Frédéric Faravel, membre de la direction nationale de la Gauche républicaine et socialiste ; Marie-Noëlle Lienemann, ancienne ministre, sénatrice (PS) de Paris ; Emmanuel Maurel, député européen, animateur national de la Gauche républicaine et socialiste

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21 juillet 2022 4 21 /07 /juillet /2022 14:40
La Poste fait passer le timbre rouge au numérique intégral : quand on montre la Lune, l'idiot regarde le doigt

En janvier 2010, dans un froid glacial, aux côtés de camarades socialistes et communistes à Persan dans le Val-d'Oise j'ai passé une matinée (avant quelques autres moins froides) à faire signer une pétition nationale pour exiger avec les syndicats que La Poste ne devienne pas une Société Anonyme (même avec 100% de capitaux publics)... Le passage au statut de SA n'est en fait qu'une accélération de la dégradation engagée depuis sa transformation à partir de 1991 en établissement public industriel et commercial (EPIC). Lorsque François Hollande a été élu président de la République l'engagement du PS de rendre à La Poste sont statut antérieur avait évidemment été oublié avant même le début de la campagne électorale.

La disparition physique du timbre rouge qui devient numérique n'est que la partie émergée de l'iceberg, celui de l'évanouissement progressif de la conscience de Service Public de l'entité... alors ne nous y trompons pas, parmi les postiers (il y en a encore quelques 245.000 - chiffre rapport d'activité 2021) - qu'ils soient facteurs, manutentionnaires ou administratifs, qu'ils soient cadres moyens ou supérieurs ou employés, fonctionnaires ou salariés de droit privés - des dizaines de milliers d'entre eux qui sont très attachés aux missions de service public de La Poste, y compris chez certains cadres dirigeants (je parie sur une proportion plus faible dans cette catégorie) : le service universel postal, la contribution à l'aménagement du territoire, le transport et la distribution de la presse et l'accessibilité bancaire.

Mais soyons honnêtes l'Etat actionnaire réduit chaque année la dotation qu'il verse à la société et exige une discipline financière calquée sur le marché et les logiques du privé toujours plus forte. Différentes institutions d'Etat pestent d'ailleurs, considérant que la réduction des effectifs de l'entreprise n'est pas assez rapide. La Poste diversifie ainsi ses activités pour tenter de trouver des nouvelles ressources, nouvelles activités qui s'éloignent toujours du "cœur de métier" de l'entité et des missions de service public, ce qui implique ces dernières prennent de moins en moins d'importance dans la culture d'entreprise de nombre de ses cadres. Il faut aussi rappeler que le courrier, en France comme dans toute l'Europe, s'est effondré : sa distribution n'a jamais été rentable, elle ne le sera jamais, elle sera toujours moins. Et l'explosion du "marché" du colis ne compense pas économiquement - dans ce contexte, Amazon.fr est tout à la fois le pire concurrent de La Poste et son premier client. La réduction du nombre de bureaux de Poste, leur disparition dans de nombreux territoires ruraux ou leur insuffisance dramatique dans la plupart des quartiers populaires est la directe conséquence du changement de logique imposé par l'Etat à La Poste. N'oubliez pas que c'est La Poste qui distribue une bonne partie des subsides du RSA, regardez les queues terribles en début de mois, pensez aux calvaires qu'ont vécu les allocataires pendant la crise sanitaire quand un bureau était fermé car un agent - un seul - était contaminé et qu'ils devaient faire plusieurs km pour rejoindre un autre bureau et faire la queue avec 10 fois plus de monde où ils avaient plus de risques encore de se contaminer - c'est arrivé à Bezons au plus fort de la crise... et le bureau de la Rue des Frères-Bonneff n'est toujours pas suffisant et la SA n'a rien à proposer à la collectivité (qui n'a rien à proposer à la population et refuse le projet de Vivons Bezons d'une agence postale communale - faute de grives on mange des merles). Le rattachement à La Poste de la CNP Assurances initiée en 2018 est le symptôme le plus caricatural du changement de nature de l'entité.

Ce n'est pas tenable ! Les postiers sont placés en permanence dans une schizophrénie économique et institutionnelle permanente. Il faut mettre un terme à cette situation : il faut renationaliser.

Les quatre missions de services - le service universel postal, la contribution à l'aménagement du territoire, le transport et la distribution de la presse et l'accessibilité bancaire - doivent sortir de la société anonyme et redevenir La Poste, sous un statut de service public direct - administration publique ou à défaut EPIC - et l'Etat devra assumer intégralement son financement au niveau nécessaire pour restaurer un service public décent sur tout le territoire... Le reste des activités pourra rester une SA, elle changera de nom et qu'importe si le capital n'y est plus totalement public.

Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire Gauche Républicaine et Socialiste de Bezons
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"
Coordinateur national des pôles thématiques de la GRS

La Poste fait passer le timbre rouge au numérique intégral : quand on montre la Lune, l'idiot regarde le doigt
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18 juillet 2022 1 18 /07 /juillet /2022 10:39
L’Institut Rousseau, laboratoire d’idées de la reconstruction écologique et républicaine qui rassemble de nombreux experts juridiques et des politiques publiques, a choisi de publier la note d’analyse sur les élections législatives de juin 2022 que j'ai rédigée entre 15 juin et le 1er juillet de cette année. Elle fait suite à la note que j’avais publiée pour analyser l’élection présidentielle 👉 https://bit.ly/3AV3KMm ainsi qu'à celles sur l’état de la gauche – 3 articles commandés par Le Temps des Ruptures 1️⃣ https://bit.ly/3IGLsjH 2️⃣ https://bit.ly/3z9PFtb 3️⃣ https://bit.ly/3z7PIFJ
Plus que jamais le paysage politique français est confus et incertain, la crise démocratique s’aggrave, le RN se place désormais en embuscade pour viser le pouvoir, et la gauche est loin (très loin) d’avoir résolu ses impasses idéologiques et sociologiques et ses contradictions.
Je vous souhaite une bonne lecture.
Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire Gauche Républicaine et Socialiste de Bezons
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes et républicains"
Coordinateur national des pôles thématiques de la GRS
 
Élections législatives de 2022 : entre approfondissement et contradictions, une nouvelle étape de la crise démocratique

Les élections législatives de 2022 se sont tenues les 12 et 19 juin 2022. Un mois et demi après la réélection par défaut d’Emmanuel Macron à la présidence de la République face à Marine Le Pen, elles sont conclues une campagne électorale assez insaisissable entre atonie/anomie en profondeur et emballement en surface. Dès le soir du 1er tour, les résultats ont marqué plusieurs enseignements notables – de fortes évolutions et d’inquiétantes constantes – que nous proposons d’analyser en croisant les informations issues de l’observation à des différentes échelles géographiques. Nous décrypterons la manière dont s’est traduite dans les urnes une forme inédite de rassemblement de la gauche sous direction insoumise. Nous analyserons enfin les phénomènes qui ont joué au second tour pour aboutir à une Chambre basse sans majorité évidente, où l’extrême droite entre en masse sans que cela ait été perceptible à ce niveau au soir du 12 juin… Ces élections législatives ouvrent une période politique confuse et incertaine, traduisant comme jamais l’état de crise démocratique de nos institutions et plus largement du pays.

Principal enseignement du 1er tour : la consolidation d’une abstention massive

L’abstention s’est établie le 12 juin 2022 à 52,49 % des inscrits, soit près de 25,7 millions d’électeurs inscrits. Le 11 juin 2017, l’abstention s’établissait à 51,3 % des inscrits, soit plus de 24,4 millions d’électeurs, c’est-à-dire une progression de 1,2 points et 1,25 millions d’abstentionnistes supplémentaires en 2022. Cependant le corps électoral ayant progressé, le 1er tour de 2022 a compté près de 23,26 millions de votants, soit quelques 90 000 électeurs supplémentaires.

La progression de l’abstention est un phénomène désormais structurel de notre démocratie électorale : on la constate à des niveaux importants à toutes les élections, à l’exception de l’élection présidentielle. Pour les élections législatives, cette situation politique est relativement récente à l’échelle de la Ve république : de 1967 à 1986, la participation flirtait avec la barre des 80 % (au-dessus et en-dessous), avec une exception en 1981 à 70,6 % (démobilisation de la droite). La réélection de François Mitterrand en 1988 a ouvert une phase de transition avec une participation plus faible aux élections législatives entre 65 et 69 % entre 1988 et 1997.

Une rupture importante est intervenue en 2002 avec l’adoption l’année précédente du quinquennat et l’inversion du calendrier électoral, plaçant désormais les législatives systématiquement dans la foulée de l’élection présidentielle : cette situation induit que la probable majorité parlementaire qui sort des élections est redevable au Président de la République qui vient d’être élu les Français ne changeant pas d’idées comme de chemises en un mois et demi. Au-delà de la disparition de fait d’une possibilité de cohabitation, elle induit des comportements parlementaires plus que jamais inféodés à l’exécutif ; le pouvoir parlementaire déjà largement tenu en laisse par le parlementarisme rationalisé de la Ve république n’en est que plus abaissé structurellement. En réaction, les électeurs se démobilisent face à un scrutin qui perd en politisation et donc en intérêt, l’élection apparaissant déjà jouée entre de futurs députés tenus par une obéissance à l’exécutif et des opposants sans pouvoir. On remarquera que les raisonnements sont contradictoires mais qu’ils se conjuguent pour accroître l’abstention.

La participation est passée dès 2002 à moins de 65 %, alors que l’électorat de gauche s’était remobilisé pour limiter la casse et « se faire pardonner » de l’élimination de Lionel Jospin, pour chuter à près de 60 % en 2007, puis 57 % en 2012. Une chute continue et accélérée.

Le quinquennat de François Hollande explique une nouvelle rupture : il a été à la fois la démonstration de la trahison des élites – le président et ses soutiens parlementaires ont mené et soutenu une politique néolibérale contraire à leurs engagements de campagne et finalement dans la continuité du quinquennat de droite précédent – et de l’impossibilité d’une révolte parlementaire qui rétablirait un cours exécutif plus conforme aux « promesses électorales ». Pourquoi donc dans ces conditions voter pour que les politiques publiques ne changent pas ou peu d’orientation ? Pourquoi voter pour des parlementaires qui n’ont aucun pouvoir sérieux sur l’exécutif ou qui le suivent servilement dans leur majorité ? La participation s’est effondrée de 8,5 points de 2012 à 2017, accompagnant l’élection d’une Chambre largement dominée par les groupies du nouveau président de la République, Emmanuel Macron, renforçant la logique de soumission ou servilité du législatif à l’exécutif. Le spectacle donné par la majorité parlementaire “Playmobil” mais sans doute aussi par une partie de l’opposition (ce n’est pas parce qu’on hurle dans l’hémicycle que l’on est plus apprécié par les abstentionnistes) n’a pas suscité un renversement de tendance en 2022 mais une confirmation à la baisse (cependant moins rapide).

illustration n° 1 : évolution de l'abstention aux élections législatives de 2022 à 2022

illustration n° 1 : évolution de l'abstention aux élections législatives de 2022 à 2022

La carte de l’abstention de 2022 apparaît relativement classique, mais connaît quelques petites évolutions.

On retrouve le schéma classique d’une abstention élevée – une constante des élections législatives des vingt dernières années – dans les territoires de l’ancienne France ouvrière désindustrialisée du nord et de l’est de la France, de la vallée du Rhône et du pourtour méditerranéen, des zones péri-urbaines et les banlieues des grandes agglomérations (dont celles de la capitale), du bassin parisien et enfin de l’outre mer.

illustration n°2 : abstention au premier tour des élections législatives le 12 juin 2022 par circonscription

illustration n°2 : abstention au premier tour des élections législatives le 12 juin 2022 par circonscription

Le mauvais score de la majorité présidentielle d’Emmanuel Macron (Ensemble ! : LaREM, MoDem, Horizons, Agir) au soir du 1er tour s’explique en partie par une poussée de l’abstention dans quelques régions hors des territoires précédemment énoncés. Si l’on regarde attentivement l’illustration n°3 de cette note, qui cartographie les évolutions de participation entre juin 2017 et juin 2022, on remarque une très forte progression de l’abstention dans l’ouest de la France, nord-ouest de la Région Centre Val-de-Loire, les Pays-de-la-Loire, la Vienne et la Bretagne, territoires qui s’étaient donnés à Emmanuel Macron et à sa majorité parlementaire en 2017, pour une large part à nouveau à Emmanuel Macron le 10 avril 2022. Cette progression de l’abstention dans ces territoires au-delà de 2,5 points (avec des pointes au-delà de 5) a diminué d’autant les scores de la majorité présidentielle à 5 ans de distance. Cela explique également le recul en voix des candidats de la majorité présidentielle dans le Pas-de-Calais, une forme de démobilisation de la droite et de LaREM dans l’ouest de Paris, à Levallois et Neuilly et dans la 12e circonscription de Seine-Saint-Denis.

On note parallèlement une démobilisation plus forte de l’électorat à Marseille (ce dont ont pâti les candidats de la NUPES), en Corse (les non autonomistes continuent de s’effacer), en Martinique et à la Réunion (ce qui nourrit l’analyse sur une forme de révolte spécifique de l’outre mer vis-à-vis de l’exécutif hexagonal).

Ainsi pour la première fois depuis 2002, il semble qu’une partie de l’électorat présidentiel se soit démobilisé plutôt que les opposants. Cela démontre la fragilité politique d’Emmanuel Macron.

illustration n°3 : évolution de l'abstention entre les premiers des élections législatives de 2017 et 2022

illustration n°3 : évolution de l'abstention entre les premiers des élections législatives de 2017 et 2022

Cette analyse est confirmée par la carte du différentiel d’abstention entre le 1er tour de l’élection présidentielle du 10 avril dernier et le 1er tour des élections législatives du dimanche 12 juin 2022.

On voit comme d’habitude les territoires à l’est d’une ligne Le Havre/Aigues Mortes… C’est l’ancienne France industrielle et ouvrière abandonnée en « déclin » depuis les années 1980 ; c’est dans ces territoires que se concentrent la majorité des bassins ouvriers désindustrialisés, les territoires péri-urbains déclassés à l’écart des agglomérations métropolitaines. L’augmentation de l’abstention y est un grand classique et pénalise habituellement les résultats des candidats de gauche et d’extrême droite.

Or, comme on le verra au chapitre suivant, l’électorat d’extrême droite, s’est moins démobilisé en 2022.

Je me permets donc de faire l’hypothèse que dans les circonscriptions d’Alsace, de Moselle et du sillon mosellan, où l’abstention progresse le plus, ce sont les électeurs macronistes qui se sont repliés aux législatives, de même qu’en Savoie.

Je constate également que la progression de l’abstention entre les deux scrutins très différents de 2022 est également particulièrement forte sur la façade atlantique et dans l’ouest français, jusqu’en Haute-Vienne qui étaient des territoires qui avaient soutenu prioritairement Emmanuel Macron en 2017 et en 2022.

On peut effectivement s’interroger sur les raisons de cette abstention différentielle de l’électorat du président de la République qui vient d’être réélu. En effet, habituellement, le camp présidentiel voit se dérouler un boulevard devant lui quand les opposants souffraient de la démobilisation de leurs électorats. Je fais l’hypothèse qu’une partie de l’électorat de centre-gauche, que la presse qualifie abusivement de « social-démocrate »1 mais qu’il faut caractériser comme social-libéral, qui avait encore voté pour Emmanuel Macron les 10 et 24 avril 2022 ne s’est pas déplacée pour le 1er tour de l’élection législative. Cela correspond assez bien à ces territoires de l’ouest français où le PS avait progressivement subjugué un électorat qui s’était tourné des années 1950 à 1970 vers la démocratie chrétienne et qui apprécie par-dessus tout la modération. Le flou et le temps perdu précédant la nomination d’Élisabeth Borne comme première ministre, l’orientation marquée à droite du « nouveau gouvernement », la mauvaise gestion des « affaires » entourant ce dernier, l’effacement d’une première ministre qui aurait dû pourtant leur plaire, a sans doute dérouté une partie de cet électorat. Les scores de plusieurs députés socialistes sortants – comme Guillaume Garot dans ce même ouest français – semblent d’ailleurs avoir été en partie nourris par un électorat de ce type. Le ton martial et caricatural au son de « la République menacée par les anarchistes d’extrême gauche » (nouvelle version des « chars soviétiques sur les Champs-Élysées ») peut remobiliser en sa faveur un électorat de droite qui aurait boudé le 12 juin mais pourrait dérouter plus encore les macronistes de centre-gauche : cette stratégie est donc risquée pour un mouvement se voulant ni de droite ni de gauche ou et “de droite et de gauche”.

Les différentiels de participation dans les grandes agglomérations apparaissent plus classiques : électorats populaires et de banlieue. De même que l’Outre mer, où on constate une déconnexion totale avec le scrutin présidentiel ; avec une différence entre les Antilles, la Guyane et la Réunion d’un côté et le reste des outre mer. La participation progresse même à Wallis-et-Futuna et en Polynésie : les considérations de l’hexagone importe peu, comme il importe peu que ce soit un président plutôt qu’un autre, d’autant plus en Polynésie engagée dans un processus d’autonomie qui pourrait bien la conduire à l’indépendance, thème qui y a d’ailleurs dominé le débat des législatives.

1La social-démocratie n’existe pas en France ; elle n’a jamais existé et n’existera jamais… Ce n’est d’ailleurs pas une proposition idéologique mais un mode d’organisation socio-politique dans lequel parti-syndicats-mutuelles-associations sont organiquement liés les uns aux autres pour encadrer à l’origine la vie et les intérêts de la classe ouvrière… la conversion progressive des partis social-démocrates et travaillistes européens au social-libéralisme a conduit nombre de commentateurs à confondre l’une et l’autre, surtout pour appeler de leurs vœux le passage définitif du PS au social-libéralisme, ce qui s’est passé avec le quinquennat de François Hollande.

illustration n°4 : différentiel d'abstention entre le premier tour de l'élection présidentielle du 10 avril 2022 et le premier tour des élections législatives du 12 juin 2022

illustration n°4 : différentiel d'abstention entre le premier tour de l'élection présidentielle du 10 avril 2022 et le premier tour des élections législatives du 12 juin 2022

Deuxième enseignement majeur : la progression du RN et de l’extrême droite

C’était une figure incontournable des vingt dernières années : l’extrême droite faisait de relativement bons scores à l’élection présidentielle, mais perdait un tiers ou la moitié de son électorat (tout en tenant compte du différentiel de participation) aux législatives qui suivaient.

Le 1er tour des législatives de juin 2022 enraye la fatalité pour l’extrême droite. L’élection présidentielle du 10 avril 2022 avait déjà sonné comme un record : avec 23,15% pour Marine Le Pen, 7,07 % pour Eric Zemmour et 2,06% pour Nicolas Dupont-Aignan, elle totalise 32,3% des suffrages exprimés, presque le tiers de l’électorat, plus que la gauche (trotskystes compris…). En progression de 6,3 points.

En 2017, elle était tombée à 14,7% pour les législatives, perdant près de la moitié de sa force de frappe, ne faisant élire qu’une dizaine de députés (Nicolas Dupont-Aignan compris). Le RN lui-même n’avait conservé que 13,2% des suffrages exprimés au second tour.

En juin 2022, l’extrême droite conserve l’essentiel de ses forces. Le RN rassemble 18,68% des suffrages (un ratio de 0,8 par rapport à la présidentielle) et alors qu’il n’était présent que dans 120 circonscriptions lors du second tour de 2017, il le sera cette fois-ci dans 208. Et la grande nouveauté, c’est qu’il dispose de réserves de voix puisque le parti Reconquête recueille 4,24% des suffrages exprimés (un ratio de 0,6, plus classique à l’extrême droite) à l’échelle nationale et l’alliance électorale autour du parti de Nicolas Dupont-Aignan recueille 1,17% (stable par rapport à 2017 et sa chute découle du fait qu’elle n’a pas déposé partout des candidatures). Les candidatures résiduelles de diverses extrêmes droites s’établissent à 0,3% asphyxiées par l’offre pléthorique.

La carte ci-dessous (illustration 5) illustre parfaitement cette progression et cet ancrage durable dans la géographie électorale du pays.

illustration n°5 : évolution des circonscriptions où des candidats d'extrême droite sont qualifiés pour le second tour entre les élections législatives de 2017 et de 2022

illustration n°5 : évolution des circonscriptions où des candidats d'extrême droite sont qualifiés pour le second tour entre les élections législatives de 2017 et de 2022

En bleu foncé, on retrouve les circonscriptions où le RN est en tête aussi bien en 2017 et 2022 ; la teinte plus claire correspond à une qualification pour le second tour. L’extrême droite progresse terriblement. On connaissait ses points forts depuis longtemps : le Nord-Pas-de-Calais (sauf l’agglomération lilloise) autour du bassin houiller, du Hainaut et de Calais, l’Eure, l’Aisne, des bastions dans le Nord-Est, les basses vallées de la Garonne et du Rhône, et la côte méditerranéenne. C’est la géographie classique du Front National depuis plusieurs décennies que l’on retrouve bien dans la carte de la présence au second tour de 2017, avec la distinction entre des électorats relativement divergents entre le nord et le sud du pays, qu’on a retrouvé dans la césure mise à jour par la candidature d’Eric Zemmour : l’extrême droite est plus « prolo » au nord et à l’est de la France ; plus boutiquière, poujadiste et pieds-noirs en Méditerranée.

En 2022, non seulement les candidats du RN confirment et amplifient leur score de 2017 (ou ceux de leurs prédécesseurs), mais ils s’étendent dans des zones où ils ne passaient pas le premier tour, et même parfois dans des milieux qui leur étaient jusqu’ici hostiles.

En effet, l’extrême droite reprend pied dans le Centre de la France et en Bourgogne à un niveau qu’on n’avait pas connu depuis la fin des années 1990. Elle s’implante en Poitou-Charentes, où la Vienne est travaillée depuis de nombreuses années par les réseaux identitaires. Elle s’ancre en Champagne et dans les Ardennes et confirme des années de labours en Picardie, en Lorraine et en Alsace. Son retour en force dans les circonscriptions du nord de la Franche Comté marque l’échec de la politique de gribouille industriel du quinquennat Macron.

Enfin, le Pas-de-Calais connaît un approfondissement marqué de l’implantation du RN, avec une prise de contrôle dans l’ensemble du département, renforcé par l’effondrement du camp présidentiel comme nous l’avons indiqué dans le chapitre sur l’abstention.

Les raisons de la géographie du vote FN puis RN sont connues depuis longtemps et suivent, pour une large part, la localisation des difficultés sociales de nos concitoyens – non pas forcément parce que les électeurs de ce parti seraient eux-mêmes tous directement frappés par ces difficultés (c’est le cas de beaucoup d’entre eux – jeunes sans diplôme au premier chef), mais parce qu’ils réagissent par ce vote aux symptômes de ce qu’ils perçoivent comme le délitement de notre société. Il est cependant particulièrement frappant de voir à quel point la carte des circonscriptions où le RN est présent au second tour des élections législatives de juin 2022 recoupe presque trait pour trait la carte de l’indice des difficultés sociales de 20131. Une démonstration en creux de l’échec des politiques libérales conduites par François Hollande puis Emmanuel Macron à résoudre les problèmes de la société française et à répondre aux aspirations de la grande majorité de nos concitoyens.

1 Cette carte (basée sur l’indice synthétique des difficultés sociales conçu par Hervé Le Bras) a été publiée pour la première fois dans la tribune que le démographe a signée dans Le Monde le 26 avril 2017 et intitulée Le malaise social n’est pas la seule cause du vote Le Pen.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2017/04/26/herve-le-bras-le-malaise-social-n-est-pas-la-seule-cause-du-vote-le-pen_5117919_3232.html

illustration n°6 : carte de l'indice synthétique des difficultés sociales conçu par Hervé Le Bras, données de 2013

illustration n°6 : carte de l'indice synthétique des difficultés sociales conçu par Hervé Le Bras, données de 2013

Pourquoi, là encore, une moindre démobilisation de l’électorat d’extrême droite lors de ce 1er tour des élections législatives ? C’est inhabituel. Ici aussi, je ne peux m’aventurer qu’à faire des hypothèses : j’ai été frappé par le nombre de sujets en boucle sur France Info TV expliquant à quelques jours du 1er tour (témoignages à l’appui) que les électeurs du RN allaient comme d’habitude bouder les élections législatives : « de toute façon, on vote tout le temps pour elle et ça passe jamais… Y en a marre ! Je préfère passer un bon dimanche en famille ! » dixit la poissonnière d’Arras. Comme si la chaîne d’information publique voulait encourager les électeurs de Marine Le Pen à maintenir leur tentation récurrente d’aller à la pêche. C’est à se demander si ce type de vidéos n’a pas produit l’effet inverse « ah !? Vous souhaitez qu’on lâche et bien cette fois-ci on va vous surprendre, on persévère ». Plus prosaïquement, on peut aussi considérer que le RN a franchi un cap avec les scrutins des 10 et 24 avril 2022, que nombre de ses électeurs ont apprécié le caractère insubmersible de Marine Le Pen qui a réussi à écarter le piège Zemmour, et que même cette candidature avait créé des réserves de voix et donc des dynamiques possibles. Pourquoi s’abstenir quand on promet un groupe nombreux ? et pourquoi faire une fleur à un Emmanuel Macron plus que jamais détesté ?

La progression du RN aux élections législatives (sans jamais oublier qu’il faut y ajouter les frères ennemis de Reconquête !) est un des symptômes de la colère profonde qui anime une large partie de nos concitoyens, du sentiment d’abandon des catégories populaires des anciens bassins ouvriers et des zones péri-urbaines : il suffit de voir la progression du vote RN et de sa présence au second tour aux marges de la région parisienne, tout autour dans le bassin parisien. Mais elle marque également une professionnalisation des candidats RN. Évidemment, on a encore vu des candidat(e)s sur les plateaux de débats régionaux télévisés incapables d’enchaîner trois phrases cohérentes et d’expliquer le contenu du programme du RN ; les médias se sont largement fait le relais de cette image de candidats « Deschiens ». Cependant il est un miroir déformant. D’abord parce que la colère est telle que cela ne décourage pas leurs électeurs et que ces candidats finalement leur ressemblent, et surtout (!) que la majeure partie des candidat(e)s du RN ne ressemblent pas à ces candidatures : il y a désormais des élus locaux qui labourent le territoire et sont connus de leurs concitoyens, il y a des cadres qui ont été formés politiquement par leur parti pour faire bonne figure et même certains qui sont dotés d’un bagage intellectuel particulièrement consistant à l’opposé de nos principes sans doute, mais qui ne sauraient se balayer d’un revers de main.

Le RN disposera selon toute vraisemblance d’un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale, une première depuis 1986, une première tout court avec le scrutin majoritaire à deux tours. Et il risque d’être là pour longtemps.

Troisième enseignement : une gauche unie en surface qui accroche mécaniquement les circonscriptions, mais des différences de fond et de logique prononcées

L’essentiel des partis qui soutenaient les quatre candidats de la gauche et des écologistes au 1er tour de l’élection présidentielle se sont réunis dans l’accord électoral construit sous l’égide de la France insoumise et baptisé « Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale » ou NUPES.

Cet accord électoral a pris une forme inédite car exclusive, LFI ayant interdit à ses partenaires toute possibilité réelle de présenter des candidatures à la marge de l’accord électoral pour assurer à la fois la diversité des propositions politiques de camp pluriel et le financement public de chacune de ses composantes.

Les précédents accords électoraux (1997 et 2012) ménageaient différentes possibilités :

  • ✅ candidature unique là où c'est nécessaire pour emporter la circonscription ;

  • ✅ candidature unique là où il fallait empêcher l'extrême droite d'accéder au second tour ;

  • ✅ candidatures diverses ou partiellement rassemblées là où la gauche n'a aucune chance de gagner ;

  • ✅ candidatures diverses ou partiellement rassemblées là où la gauche est tellement dominante que plusieurs candidatures n’empêcheraient pas la victoire finale de la gauche dans la circonscription concernée (il est vrai que ce type de circonscription est plus rare qu’avant)...

Les candidatures dissidentes qui contrevenaient à l’accord électoral dans les circonscriptions concernées dans les deux premiers cas étaient sanctionnées par les partis concernés.

manière "traditionnelle" d'élaborer des accords permettaient à la fois :

  • ✅ la capacité des partis concernés à recueillir des suffrages pour leur financement public (PCF et PS ont été dans cette affaire sans doute les plus lésés) ;

  • ✅ la capacité dans certaines circonscriptions à générer des réserves de voix pour le second tour car parfois la pluralité de candidature à gauche permet de dépasser les plafond de la présidentielle ... et ces réserves de voix ont particulièrement manqué entre le 1er et le 2nd tour des législatives dans plusieurs dizaines de circonscriptions, rendant plus improbable que jamais le fait d'approcher la majorité absolue.

Cette méthode imposée par LFI a ouvert la voie à de nombreuses candidatures divers gauche, dont 104 présentées par la fédération de la gauche républicaine et celles du PRG-centre gauche auquel se sont rattachés les principaux dissidents socialistes, pour ne citer que les regroupements les plus marquants.

L’absence de candidatures de rassemblement en 2017 avait coûté une centaine de député(e)s à la gauche, on ne peut nier une forme d’efficacité électorale de l’accord NUPES : en 2017, 145 candidat(e)s de gauche étaient en mesure de se maintenir au second tour des élections législatives ; en 2022, ce sera le cas dans 385 circonscriptions (190 d’entre eux sont en tête). « L’union » a eu un effet mécanique dans le contexte de tripartition de la vie politique française. Voici qui change le paysage parlementaire et qui aurait pu permettre à la gauche de passer d’une soixantaine de député(e)s à une fourchette allant de 150 à 200 parlementaires.

Une gauche convalescente

Mais, car il y a un mais, la gauche est à son étiage parmi les plus bas des élections législatives…

Le recul de la gauche dans l’opinion publique est tel qu’aux législatives de 2017 et 2022 la gauche (sans les trotskystes) fait moins de 30 % des suffrages… En cinq ans, elle a néanmoins progressé de près de 2,2 points. Autre particularité, le résultat de la gauche lors des législatives de 2017 était légèrement supérieur à la somme des résultats de Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon (26,13 % contre 25,94 %) ; ce n’est pas le cas en 2022, la gauche sans les trotskystes aux législatives recueille 29,36 % des suffrages exprimés, quand la somme des résultats de Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot, Fabien Roussel et Anne Hidalgo s’établit à 30,6 % des suffrages exprimés, soit 1,24 point de plus.

illustration n°7 : total des voix de gauche au premier des élections législatives en % de 1969 à 2022

illustration n°7 : total des voix de gauche au premier des élections législatives en % de 1969 à 2022

Dans les comparaisons entre l’élection présidentielle et les élections législatives, il sera nécessaire de travailler sur les pourcentages pour tenir compte de l’important différentiel de participation et les rapports seront donc établis en points.

Avant de repartir sur la nécessaire comparaison entre l’élection présidentielle et les élections législatives, confrontons une dernière fois les élections législatives de 2017 et 2022 pour mesurer ce qui a pu bouger à l’issue du quinquennat d’Emmanuel Macron.

L’illustration n°8 établit les équivalences de catégories politiques dressées par le ministère de l’intérieur pour que les chiffres de 2017 correspondent aux champs politiques tels qu’ils ont définis en juin 2022. Je dois à ce stade apporter une précision méthodologique car il fallait surmonter l’imprécision récurrente de la catégorie « écologiste » du ministère de l’intérieur : en effet, en 2017 (et précédemment), Beauvau classaient tous les écologistes sous la même catégorie qu’ils appartiennent à EELV ou non ; pour intégrer le fait que EELV et Génération écologie qui présentaient des candidats en 2017 sont en 2022 comptabilisés comme NUPES, j’ai considéré avec une cotte mal taillée que les deux tiers des suffrages de la catégorie « écologiste » de 2017 auraient été intégrés dans une coalition du même type si elle avait existé… on pourra me rétorquer que cela devrait être plutôt les trois quarts, ça ne modifiera pas la démonstration mais la renforcera au contraire (ex. s’il fallait les 3/4 des votes écolos de 2017 dans une coalition type NUPES de 2017, le total gauche de 2017 passerait à 26,48 % encore un peu plus au-dessus de Hamon+Mélenchon – le total NUPES 2017 serait ainsi théoriquement de 24,41%).

illustration n°8 : comparaison des résultats des premiers tours des élections législatives de 2017 et 2022 en reprenant les catégories politiques établies par le ministère de l'intérieur en 2022

illustration n°8 : comparaison des résultats des premiers tours des élections législatives de 2017 et 2022 en reprenant les catégories politiques établies par le ministère de l'intérieur en 2022

Que s’est-il passé à gauche entre 2017 et 2022 ? Les forces coalisées dans la NUPES n’ont gagné que 389 000 suffrages supplémentaires et 1,6 point (1,3 si on tient compte d’un calcul écologiste de 2017 plus généreux). La progression est très modérée, mais l’effet candidature commune et suffrages supplémentaires sur fond d’abstention en progression expliquent le passage d’une présence au second tour de 145 à 385 circonscriptions. Toute proportion gardée, les mouvements importants ont lieu ailleurs : les candidatures comptabilisées divers gauche doublent le résultat de cette catégorie en 5 ans et gagnent 351 000 suffrages supplémentaires ; le PRG étant théoriquement stable avec 20 000 suffrages supplémentaires. De très nombreuses candidatures divers gauche et dissidentes1 sont issues d’initiatives relativement isolées ; d’autres ont fait l’objet d’une réaction coordonnée ou organisée, mais sur des bases différentes : le PRG refusait l’union de la gauche avec LFI par principe, la FGR en a été exclue par LFI, dans les deux cas, ces organisations pour continuer à exister et à porter dans le débat et à l’avenir leurs propositions n’avaient d’autres choix que de se présenter en parallèle aux candidats de la NUPES.

Cette concurrence contrainte n’a pas eu que peu d’effets contre-productifs ; on peut estimer à une dizaine les difficultés créées par les candidatures de la FGR ou du PRG – les dissidences c’est autre chose… au contraire, ces candidatures diverses pourront servir de renfort au 2nd tour : l’effet indésirable de l’accord électoral imposé par LFI, c’est qu’il n’y a dans la plupart des cas plus de réserves de voix du fait de l’exclusivité. 385 candidat(e)s qualifiés mais combien pourront être élu(e)s à la fin, c’est tout l’enjeu…

1 Attention “divers gauche” et “dissident”, ce n’est pas la même chose : une dissidence c’est un candidat issu d’un parti lié par la NUPES qui se présente malgré l’accord parce qu’il considère que la réservation de la circonscription aurait dû revenir à son organisation (donc à lui) et non à un autre partenaire de l’accord… Parfois, ce sont des députés sortants qui sont concernés, nous en reparlerons.

Y a-t-il eu une dynamique NUPES et est-elle partagée ?

Nous allons maintenant descendre aux échelles départementales et des circonscriptions pour comprendre quelles dynamiques électorales sont en cours. Cette dynamique électorale ne peut se mesurer qu’à l’aune de la présidentielle qui s’est conclue le 24 avril 2022 par la réélection par défaut d’Emmanuel Macron. Prétendre le contraire serait malhonnête : en effet, dans le contexte de cette Ve république hyper présidentialisée, le coup de maître de Jean-Luc Mélenchon est d’avoir transformé les élections législatives en un référendum pour Matignon ou un troisième tour de l’élection présidentielle. Plus que jamais, il est nécessaire – incontournable – d’analyser les élections législatives de 2022 dans la continuité immédiate de l’élection présidentielle. D’une certaine manière, en retournant le stigmate, Jean-Luc Mélenchon et son équipe ont largement créé les conditions qui contribuent aujourd’hui à ce que le camp présidentiel se retrouve en difficulté, une partie de son électorat désorienté, avec une coalition d’opposition en embuscade pour tenter de ravir la majorité parlementaire ou de contraindre Ensemble ! à se contenter d’une majorité relative.

La gauche ayant perdu la présidentielle, elle ne peut prétendre emporter les législatives quà la condition de maintenir son résultat au niveau de la somme de gauche du 10 avril 2022 voire de l’élargir encore. Nous avons vu que ce n’est pas le cas : le 10 avril 2022, la gauche non trotskyste recueillait 30,6 % des suffrages exprimés ; la gauche recueillait dimanche 12 juin, 29,36% dont 25,66% pour la NUPES (les disputes avec un ministère de l’intérieur de mauvaise foi et qui profite de l’ambiguïté de quelques candidats PS officiels ne changent pas les ordres de grandeur).

Stricto sensu, la NUPES est en retrait de 4,5 à 5 points par rapport aux résultats des candidats à la présidentielle dont les partis composent aujourd’hui l’accord électoral.

La carte ci-dessous (illustration n°9) permet de voir les mouvements à l’échelle départementale. On mettra de côté l’Outre Mer et la Corse, qui – à part la Réunion et encore imparfaitement – ne sont pas vraiment concernés par l’accord électoral.

La NUPES perd des points par rapport à ses candidats de la présidentielle à peu près partout : elle en perd plus fortement là où il fallait s’attendre à une démobilisation de l’électorat jeune et de banlieue (Région parisienne, Lyon, Marseille…) ; elle en perd là où la droite reprend quelques couleurs (Savoie, Alpes-Maritimes, Alsace, Lorraine, Eure-et-Loire, Morbihan, sud du massif central) ; elle en perd là où Mélenchon avait vu une partie de son électorat de 2017 partir en 2022 chez Jean Lassalle.

illustration n°9 : analyse des écarts en points entre le résultats des candidats de la NUPES au premier tour des élections législatives le 12 juin 2022 et des candidats de gauche (Hidalgo, Jadot, Mélenchon, Roussel) au premier tour de l'élection présidentielle du 10 avril 2022 - échelle départementale

illustration n°9 : analyse des écarts en points entre le résultats des candidats de la NUPES au premier tour des élections législatives le 12 juin 2022 et des candidats de gauche (Hidalgo, Jadot, Mélenchon, Roussel) au premier tour de l'élection présidentielle du 10 avril 2022 - échelle départementale

Sept départements – la Mayenne, le Puy-de-Dôme, et ensuite la Somme, l’Aisne, les Deux-Sèvres, la Haute-Vienne et les Landes – tranchent dans cette carte grisâtre, puisqu’ils affichent des gains en points relativement importants… Y a-t-il dans ces départements un environnement ou une culture politiques qui a permis, dans une phase de forte progression de l’abstention entre la présidentielle et les législatives, une tension suffisante pour que l’électorat de la présidentielle reste plus mobilisé au point de dépasser les scores de cette élection ? Je vais divulgâcher immédiatement la fin de l’histoire : je me risquerai à une telle conclusion uniquement pour la Haute-Vienne, car sur aucune des trois circonscriptions concernées la NUPES n’est en recul par rapport aux résultats cumulés des 4 candidats à la présidentielle, malgré une candidature de la FGR à 3% dans la 2e circonscription alors que le candidat PS y progresse de près de 5 points. Nous sommes dans l’un des territoires où l’abstention différentielle a vraisemblablement pénalisé avant tout la majorité présidentielle.

Dans les six autres départements, une circonscription fait la différence ; il est donc nécessaire à ce stade de descendre au niveau des circonscriptions1.

D’abord, un passage en revue rapide de l’essentiel des circonscriptions démontre que dans l’essentiel des circonscriptions la moyenne des scores de la NUPES est en recul de 4 à 6 points par rapport aux résultats cumulés de la présidentielle…Les exceptions sont rares et des personnalités marquantes de la France insoumise n’y échappent pas.

C’est le cas des deux députés sortant LFI de l’Ariège, de Manuel Bompard à Marseille pour succéder à Jean-Luc Mélenchon (il a recueilli la majorité des suffrages mais l’abstention le contraint à un 2nd tour), Bernalicis dans le Nord est en retrait de 3,5 points, David Guiraud (porte parole) en retrait de 6,5 points à Roubaix ; à Paris, Sophia Chikirou (élue) est en retrait de 3,5 points, Danièle Obono (réélue) de 4,5 points ; dans l’Essonne, Claire Lejeune en retrait de 5 points, Antoine Léaument de 6 points ; en Seine-Saint-Denis, Alexis Corbière (réélu) en retrait de 3 points, Eric Coquerel et Bastien Lachaud sont plus pénalisés en retrait de 8 points ; Aurélie Trouvé, l’économiste présidente d’ATTAC devenue présidente du parlement de l’Union Populaire, prenait le relais de Sabine Rubin dans la 9e circonscription de Seine-Saint-Denis (qui mêle classes populaires et petite bourgeoisie n’arrivant plus à se loger à Paris), mais son exposition médiatique ne l’a pas empêché d’être en recul de 4,6 points ; dans le Val-de-Marne, Clémence Guetté et Rachel Keke en retrait de 5 points… Clémentine Autain est en retrait de 11 points mais souffre d’une dissidence communiste directement pilotée depuis la mairie de Tremblay.

Loïc Prudhomme à Bordeaux, Sarah Legrain (élue) à Paris et Mathilde Panot dans le Val-de-Marne ne reculent que d’un point. Adrien Quatennens est à l’équilibre. Caroline Fiat gagne un point par rapport à la présidentielle dans une circonscription où son élection en 2017 avait déjà surpris l’intéressée elle-même. François Ruffin détonne dans l’ensemble puisqu’il fait 11 points de mieux dans sa circonscription – 1ère de la Somme – et s’il est réélu dans cette circonscription très difficile, il le devra essentiellement à lui-même et à ses militants ; c’est lui qui fait rosir la Somme sur la carte.

On peut s’interroger sur la dépendance forte de la première catégorie au score présidentiel de Jean-Luc Mélenchon quand d’autres ont pu se construire une posture plus autonome dans leurs territoires.

Le sort de candidats PCF très proches de LFI ne s’en distingue pas : Elsa Faucillon et Stéphane Peu sont en retrait de 4 à 5 points, alors que tous leurs autres camarades PCF font plutôt des scores intéressants comme Sébastien Jumel qui recueille 15 point de plus en Seine-Maritime que les scores de la présidentielle dans une circonscription difficile, ce qui marque son implantation personnelle. Le recordman du genre est André Chassaigne qui fait toute la différence dans le Puy-de-Dôme avec 20 points de plus et qui explique le rouge de l’illustration n°9. D’une manière générale, les sortants communistes sont tous à l’équilibre ou au-dessus des scores de la présidentielle, comme de nombreux autres candidats communistes… La successeure désignée de Marie-George Buffet ne peut pas y prétendre car LFI a chauffé à blanc le maire PCF de Stains, Azzedine Taïbi, qui a pris 21%2Le score ne suffit pas à combler la baisse des points à gauche, mais la guerre fratricide allumée par l’Union populaire explique assurément les pertes en lignes.

Les députés socialistes sortants sont tous très largement au-dessus des scores de la présidentielle… On peut se dire que l’électorat ne veut plus d’un membre du PS à l’Elysée mais peut vouloir conserver un député PS – de là à se dire que certains n’ont pas milité pour leur candidate, c’est un sujet de réflexion. C’est Boris Vallaud qui tire vers le rouge les Landes avec 13,5 points de plus que les candidatures de la présidentielle (les Landes sont un concentré de la dynamique NUPES : Vallaud à 13 points au-dessus, le candidat PCF 1,5 point au-dessus, le candidat LFI en retrait). Dominique Pottier en Meurthe-et-Moselle fait presque 20 points de mieux, mais sans sortir le département du gris. Garot fait 22 points de mieux et fait rougir la Mayenne. Bricout dans l’Aisne fait 28 points de mieux et fait rosir le département. Les transitions avec des députés sortants sont un sujet en soi : dans le Calvados, la greffe d’Arthur Delaporte dans l’ancienne circonscription de Laurence Dumont est réussie avec 4 points de plus. Mais le député sortant David Habib dans les Pyrénées-Atlantiques et le successeur désigné de la députée PS du Gers ont fait chuter les candidats LFI que la NUPES avait imposés contre eux. Dans la Sarthe, une députée PS sortante fait 15,5% et le candidat NUPES recule de 5 points tout en étant qualifié - pour expliquer un tel score cumulé des deux candidats concurrents, non seulement l’abstention a dû se concentrer dans cette circonscription sur l’électorat de droite et macroniste mais une partie de l’électorat du président de la République s’est probablement aussi porté sur la députée PS sortante. Pierrick Courbon, successeur désigné de Régis Juanico, manque de peu la qualification contre la NUPES dans la Loire. Dans la 2e de l’Hérault, la députée LFI qui n’a pas été reconduite connaît par contre un échec net : elle ne fait que 5% et il faut un dissident socialiste à 12% pour expliquer la perte de 14 points pour la NUPES.

D’une manière générale, les candidats socialistes de la NUPES comme leurs homologues communistes se débrouillent très bien. Et les dissidents PS aussi (n’oublions pas le Lot)…

Les candidats du pôle écologiste n’ont pas toujours la partie facile (hors Paris, Bordeaux, Lyon, Tours et Besançon)… Delphine Batho détonne dans les Deux-Sèvres mais elle est très implantée depuis son parachutage à la place de Ségolène Royal grâce au PS. Benjamin Lucas est en retrait de 10 points dans les Yvelines, Sandra Regol de 8 points à Strasbourg, ces deux candidats ayant la particularité d’en être à de nombreux parachutages. Mais les autres candidats EELV comme vous pourrez le lire dans le tableau ne récoltent pas de lauriers très touffus.

De nombreuses circonscriptions sont également victimes d’une forme de ressaisissement de la droite… Dans les Alpes-Maritimes, en Alsace, dans les Ardennes, en Eure-et-Loir avec Marleix, en Savoie ou encore avec les implantations personnelles de Jean-Christophe Lagarde à Drancy et François Pupponi à Sarcelles (devenu MoDem) qui font reculer Raquel Garrido de 17 points et son collègue LFI de 18.

Enfin, les transfuges LREM ont en général des difficultés : Laferrière à Lyon et Taché à Cergy sont en retrait de 10 à 11 points … mais Villani semblait avoir réussi sa greffe dans l’Essonne, il faisait un point de plus que le score du 10 avril.

Il faut cependant éclairer ces réussites inégales par une forme d’antériorité. Si les socialistes et les communistes réussissent mieux dans les circonscriptions qu’ils ont arrachées dans l’accord électoral NUPES, c’est qu’ils les ont demandées spécifiquement sachant où « ils mettaient les pieds » : ainsi leurs candidat(e)s sont en général des gens implantés. Mais on pourra aussi arguer que LFI a fait d'une certaine manière le choix de la non implantation sur le moyen terme et même quand le mouvement populiste avait des personnes en vue localement, les insoumis ont parfois (si ce n'est souvent) choisi d'envoyer un(e) cadre venant de loin ou de très loin et parfois même de ne pas non plus lui adjoindre de suppléant(e) du cru (ou d'une autre partie de la circonscription quand les candidat(e)s titulaires prétendent s'installer dans telle ou telle partie du territoire). Ils ont également fait très souvent le choix de ne pas prendre de suppléant(e)s non LFI, présentant des tickets monocolores qui n'incarnent pas le rassemblement que l'accord prétend sceller et se coupant là aussi de la possibilité d'être secondé par une personne implantée.

La justification que j'ai entendue – je ne peux la démontrer – c'est que les cadres et les militants LFI étaient convaincus depuis des mois de leur victoire (ce qui était un pari audacieux) et qu'une fois les législatives passées, de nombreux député(e)s LFI deviendraient ministres et qu'il fallait s'assurer que les député(e)s qui tiendraient la maison soient issu(e)s du mouvement... comme je le disais dans la partie 23 de mon article au long cours, je crains aussi que cela se fonde sur une vision très biaisée des résultats électoraux et de la réalité de la société française.

Les élus étiquetés insoumis qui réussissent le mieux (Ruffin, Fiat, pour les anciens, ou Legrain en nouvelle élue) ont par contre labouré leur terrain de manière intense.

Oui, les législatives sont particulières du fait de la faible participation, mais elles méritent néanmoins d'être analysées pour ce qu'elles produisent sous l'effet des stratégies des uns et des autres... et le résultat c'est que la stratégie décidée par LFI produit des scores en retrait pour ses candidats et que les candidats PCF et PS circonscrits à un nombre limités de circonscriptions récoltent la dynamique de l'accord électoral en plus des effets de leurs implantations.

On peut s’interroger sur les actions concrètes envisagées par les différences politiques de gauche pour faire reculer l’abstention, plutôt que de se contenter de partager les miettes d’un gâteau qui s’est réduit. Aucune des organisations concernées ne disposent plus des outils de formation interne et d'éducation populaire nécessaires : que le PS et le PCF enfermés dans la gestion de leurs collectivités aient perdu cette volonté et se concentrent sur la conservation et la gestion de ce qu'ils ont, on peut à la rigueur le concevoir, mais c’est plus “surprenant” de la part de LFI… Et rien ne laisse penser si l’on s’en tient aux discours actuels qu’ils ont l’intention d’aller chercher au-delà des terres qu'ils pensent acquises aujourd'hui.

Ce panorama rapide et le tableau qui va avec démontre l’extrême fragilité et hétérogénéité des configurations de la gauche. La méthode autoritaire d’élaboration de l’accord électoral de la NUPES a suscité des candidatures dissidentes et divers gauche qui ont parfois fait des scores gênants pour la coalition. Les portes paroles de la coalition font le tour des plateaux TV pour en appeler aujourd’hui à la mobilisation électorale massive au second tour pour tenter à nouveau de faire mentir les chiffres… c’est la démonstration que la tentative de renversement de la tendance n’a pas fonctionné au 1er tour. C’était prévisible car la gauche était trop concentrée territorialement et sociologiquement comme je l’ai décrit dans mes notes précédentes4.

La baisse de la participation a affecté plus durement que d’habitude l’électorat centriste, mais il a aussi touché l’électorat de gauche qui n’a pas suffisamment répondu à l’appel à porter Jean-Luc Mélenchon à Matignon… en même temps, dans les territoires où cette abstention de gauche a monté (en banlieue), l’avance de la NUPES était tellement forte qu’elle n’y perd (ou n’y gagne) rien de plus en sièges. Le problème reste entier pour la gauche : c’est celui de la reconquête, au moins partielle, des anciens bassins ouvriers et des territoires périurbains. Aucune chance de prétendre conquérir la majorité parlementaire à l’avenir sans cela. Mais pour y arriver il lui faudra peut-être apprendre à cultiver sa diversité plutôt que de l’étouffer et assumer de prendre en charge les différentes radicalités qui s’expriment aujourd’hui.

1Le tableau complet avec les commentaires est proposé en annexe.

2Il a fallu des pressions énormes pour que le maire de Stains se retire du second tour … LFI, qui lui avait promis monts et merveilles pour mettre un caillou dans la chaussure de Fabien Roussel lors de la présidentielle, s’est vue contrainte d’envoyer Jean-Luc Mélenchon sur place pour qu’il apparaissent aux côtés de Soumya Bourouaha et de Marie-George Buffet avant le 1er tour. Il a annoncé dans la foulée de son retrait contraint qu’il quittait le PCF.

3http://www.fredericfaravel.fr/2022/06/le-rendez-vous-manque-de-la-gauche-en-2022-sera-t-il-definitif-partie-2/3.html

tableau détaillé en PDF d'analyse des résultats de la NUPES par circonscription, avec des comparaisons entre les deux tours des élections législatives et le premier tour de l'élection présidentielle

Vers une Chambre suspendue1 ?
Un second tour qui n’était pas (totalement) inscrit dans le premier

1En référence à l’expression britannique « Hung Parliament » - soit « parlement suspendu », c’est-à-dire un parlement dans lequel aucun parti politique n'a suffisamment de sièges pour obtenir une majorité absolue.

Le second tour des élections législatives du dimanche 19 juin 2022 a débouché sur une configuration inédite à la fois pour une Assemblée élue au mode de scrutin majoritaire à deux tours et dans le cadre de la Vème République « quinquennale » où les législatives suivent de près l’élection présidentielle.

On l’a suffisamment répété sur tous les tons, au point que cela paraissait être devenu une règle institutionnelle non écrite. Depuis la décision d’avril 2001 de placer l’élection présidentielle juste avant les élections législatives, les événements politiques s’enchaînaient comme un mécano : les Français élisaient (parfois par défaut) un président, puis lui donnaient une majorité parlementaire, le plus souvent non par défaut mais par démobilisation relative des électeurs du camp politique qui avait perdu l’élection phare du régime.

Le scénario qui se déroule devant nos yeux ne correspond plus du tout à ce schéma : la « majorité présidentielle » n’en est pas une mais il n’existe pas non plus de majorité alternative, car l’aboutissement (temporaire ?) du processus de tripartition de la vie politique française conduit à la constitution de trois blocs antagonistes de tailles (presque) comparables : à gauche la NUPES avec 131 député(e)s ; au centre, une « majorité présidentielle » de 245 député(e)s ; à la droite du Palais Bourbon, 74 député(e)s de « droite classique » – qui ne semblent pas avoir totalement décidé ni de leur stratégie vis-à-vis de l’Élysée, ni de leur attitude à l’égard de l’extrême-droite – et un bloc de 90 député(e)s d’extrême droite (89 RN et Nicolas Dupont-Aignan) que personne n’attendait à ce niveau avec notre mode de scrutin. Il est saisissant de voir à quel point le résultat se rapproche de ce que l’on aurait pu obtenir avec des scrutins proportionnels1, même si le scrutin majoritaire favorise en 2022 encore un peu Ensemble ! et la droite.

Dans cette dernière partie, nous regarderons comment les dynamiques du 1er tour ont pu être prolongées ou modifiées par ce second tour (alors que les corrections de ce type sont assez rares) pour la gauche, la « majorité présidentielle » et le Rassemblement National. Il faudra également s’interroger sur les conséquences au moins immédiates de ces élections législatives sur le fonctionnement du régime et de notre vie politique.

1Vous trouverez en annexe les projections en sièges de différentes hypothèses de mode de scrutin proportionnel (liste nationale, règle d’Hondt, seuils à 3 ou à 5 % ; listes départementales, règle d’Hondt, seuil à 5 % - comme en 1986) sur la base des résultats du dimanche 10 juin 2022… Nous nous permettons cependant de préciser qu’avec d’autres « règles du jeu » connues à l’avance, les configurations politiques auraient été vraisemblablement sensiblement différentes et sans doute le comportement des électeurs aussi.

Projections en sièges sur la base des résultats du premier tour des élections législatives le 12 juin 2022 avec plusieurs modes de scrutin proportionnels

Pas de dynamique pour la NUPES au second tour

Les enseignements du 1er tour des élections législatives pour la gauche et en particulier pour la « Nouvelle Union Populaire, Écologique et Sociale » restent valables au second tour et s’inscrivent dans la continuité.

L’excès de compétition interne avait sans doute coûté en 2017 une soixantaine de députés à la gauche ; une forme de rassemblement était donc nécessaire pour que la gauche puisse revenir à l’Assemblée Nationale avec un contingent plus conforme à ce qu’elle représentait dans le pays. Or l’Union n’a jamais d’effets mathématiques, elle est humaine et dynamique... 15+10+5 ne fait pas forcément 30, ça peut faire 20 ou 25% et quand il y a une dynamique 32 ou 35%, mais à 20% ça suffit parfois à être qualifié pour le second tour, a fortiori ça passe à 25, 32 ou 35%... mais ce qui est sûr c'est qu'à 15% un candidat de gauche opposé à d’autres candidats de gauche n’aurait pas été qualifié (d’autant plus quand l’abstention atteint 52 ou 54%) : c’est ce qui s’était passé en juin 2017... donc si l'accord électoral NUPES n'a pas eu un effet mathématique, son effet a été assurément mécanique en permettant la qualification de 385 candidats de gauche pour le second tour… Mais être qualifié à 20% des suffrages exprimés ne permet la plupart du temps pas d’être élu au second tour : deux écueils majeurs attendaient les candidats de la NUPES, à savoir l’abstention massive et l’absence de « réserves » de voix dans la plupart des circonscriptions concernées. Or 82% des députés de gauche ont été élus le 19 juin 2022 dans des circonscriptions où le score des 4 candidats de gauche à l’élection présidentielle était supérieur à 30%.

Les analyses sociologiques montrent que de larges pans de l’électorat de la gauche lors du 1er tour de l’élection présidentielle se recrutaient chez les jeunes et les habitants des quartiers populaires, publics qui s’abstiennent massivement lors des élections législatives : cela a été le cas au 1er comme au second tour des élections législatives de 2022 et Il n’y a pas eu de remobilisation de l’électorat de gauche au second tour pour faire mentir l’abstention du 1er tour. L’institut Ipsos indiquait le soir du second tour que 53% des électeurs de J.-L. Mélenchon s’étaient abstenus (56 % chez les sympathisants de la FI), contre 38% pour Macron. L’immense majorité des candidats de la NUPES accusent des centaines ou des milliers de voix en retrait par rapport aux suffrages cumulés de de Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot, Fabien Roussel et Anne Hidalgo. Or cet électorat de la présidentielle étant également territorialement typé (Région parisienne, métropoles régionales intégrées et leurs banlieues populaires, quelques zones rurales d’ancienne tradition progressiste, comme dans le Sud-Ouest, et l’Outre Mer), il aurait été nécessaire de mobiliser l’ensemble de cet électorat pour espérer l’emporter en profitant de l’abstention frappant les autres camps. Dans certaines circonscriptions, notamment dans les centre-ville des métropoles intégrées et leurs banlieues, l’avance de la gauche est tellement forte que les candidats pouvaient affronter l’esprit serein l’abstention massive de l’électorat plus jeune et populaire de Jean-Luc Mélenchon – c’est ce qui s’est passé dans l’Est parisien, en Seine-Saint-Denis et dans le Val-de-Marne notamment –, mais l’absence de mobilisation à gauche lui coûte des circonscriptions à Lille, Lyon ou Nantes et dans plusieurs territoires ruraux du sud-ouest où la gauche n’est plus en capacité à faire barrage au Rassemblement national (Vallée de la Garonne et Aude, mais aussi Allier) voire dans des circonscriptions où elle est éliminée dès le 1er tour sous l’effet de la concurrence à gauche (2e du Tarn-et-Garonne, Sylvia Pinel candidate du PRG à 20% ; 2e de Dordogne avec un dissident PS à 14,7 %) ou pas (1ère de la Nièvre).

Alors que je viens d’évoquer les conséquences néfastes de la concurrence entre Sylvia Pinel et la NUPES dans le Sud-Ouest, dans certaines circonscriptions, l’effet dissidence au 1er tour a été somme toute utile à la gauche – soit que le dissident ait permis de mobiliser un électorat à cause d’un renforcement des enjeux, soit qu’il ait attiré à lui des électeurs qui n’avaient sans doute pas voté à gauche à la présidentielle servant ainsi de sas électoral vers le candidat NUPES au second tour, soit qu’il ait remporté la « primaire à gauche »… Correspondent aux deux premiers cas, les 2e circonscription de l’Aveyron, 4e circonscription des Côtes-d’Armor et 1ère et 4e circonscriptions de la Dordogne, dont les candidats NUPES recueillent de 78 à plus de 2000 voix de plus que les suffrages recueillis par la gauche à la présidentielle. Dans la 2e du Gers, la 3e du Nord et la 8e du Pas-de-Calais, les dissidents de gauche qui ont éliminé les représentants de la NUPES au 1er tour ont emporté leurs circonscriptions avec plusieurs milliers de voix supplémentaires par rapport à la présidentielle. Nous ne parlerons pas de David Habib, député PS sortant, qui l’emporte dans les Pyrénées-Atlantiques, contre la NUPES. Le contrepoint se trouve dans la 1ère de la Loire : le candidat EELV-NUPES y a éliminé le successeur désigné de Régis Juanico (député génération·s sortant) mais sans reprendre la circonscription face à ensemble ; on peut s’interroger sur l’effet casting et se demander si la qualification de Pierrick Courbon, bien implanté localement, n’aurait pas permis la conservation de cette circonscription à gauche.

Dans plusieurs circonscriptions, le dépassement de la présidentielle est porté selon toute vraisemblance par une dynamique « tout sauf Macron » : la Creuse, la 8e de Haute-Vienne, mais aussi la 4e de la Manche (la candidate PS, ancienne représentante locale de l’aile gauche du parti, paraît également tourner la page Cazeneuve dont c’était la circonscription), la 4e des Pyrénées-Atlantiques (ancienne circonscription de Jean Lassalle qui y présentait son fils, éliminé au 1er tour – une partie des Lassalistes ont voté manifestement à gauche contre Ensemble !), ou encore la 2e des Alpes-de-Haute-Provence (Tout sauf Castaner) et la 6e du Finisterre (Tout sauf Ferrand). Mais le « Tout sauf Macron » peut tout à la fois permettre de dépasser largement la présidentielle sans l’emporter : plusieurs circonscriptions du Calvados (dont celle de Borne), la 2e des Côtes-d’Armor(Dinan, ancrée à droite), la 4e d’Indre-et-Loire et les 2e des Landes (ancien fief PS de J.-P. Dufau) et 7e de Loire-Atlantique (Guérande, très ancrée à droite) où la greffe des candidats PCF (qui n’avait sûrement pas demandé expressément ces circonscriptions) n’a pas prise. La 2e du Lot est là pour nous rappeler que le maintien de deux candidats de gauche dans une triangulaire s’avère mortel.

Enfin, alors que tous les commentateurs glosent sur la mort du « front républicain », il est des circonscriptions où il encore fois fonctionné – au moins partiellement – et permis aux candidats de gauche de dépasser les suffrages de leur camp à la présidentielle : la 4e de l’Eure (Louviers) et la 2e de Haute-Vienne. La faiblesse du front républicain a par contre failli coûter son siège à Caroline Fiat en Meurthe-et-Moselle, qui finit avec 1500 voix de retard sur les candidats à la présidentielle.

Pour élargir sa base électorale par rapport à la présidentielle, et souvent de plusieurs milliers de voix, la meilleure formule pour un candidat de gauche est d’être un sortant communiste ou socialiste (ou ancien député, Nicolas Sansu dans le Cher) ou de leur succéder : Vallaud, Chassaigne, Jumel, Garot, Untermaïer, Potier, Rabaud, Batho (ex PS), etc. sont dans ce cas-là ; Aviragnet et Saulignac se sont même payés le luxe de refuser l’étiquette NUPES tout en profitant de l’accord. Les députés PCF les plus proches de LFI (Peu et Faucillon) suivent la même logique électorale que les autres sortants LFI, mi-figue mi-raisin, tout comme Olivier Faure (PS), Fabien Roussel, Jean-Paul Lecocq ou Pierre Dharréville (PCF)… François Ruffin chez LFI est un OVNI, emportant le second tour avec 2900 suffrages de plus dans sa circonscription de la Somme que la gauche à la présidentielle. Ses interventions médiatiques indiquent qu’il semble vouloir cultiver sa différence avec LFI sur la forme et le fond. Le contre-exemple est Alain Bruneel1, député PCF sortant de la 16e du Nord, qui est emporté par la vague RN, sans surmobilisation de l’électorat de gauche et visiblement avec un front républicain défaillant.

Bien sûr quelques candidats écologistes ou insoumis réalisent des dépassements sans correspondre aux catégories présentées ci-dessus : EELV dans la 6e de Loire-Atlantique ; LFI dans la 1ère des Hautes-Pyrénées et la 3e de Haute-Vienne.2

Ainsi, l’existence de l’accord électoral, d’un rassemblement de la gauche, a été salvateur pour ce camp politique, mais il existe quelques arguments pour expliquer que cet accord là, les conditions de son élaboration et ses présupposés ont été in fine non pas contre-productifs mais sous performants ; même avec une dynamique réduite comme celle du 1er tour, la NUPES pouvait espérer mieux que l’élection de 131 député(e)s (auxquels il faut ajouter 25 divers gauche), qui reste sous les plus basses projections en sièges des instituts de sondage publiées après la signature de l’accord électoral.

Si la gauche veut retrouver une capacité à prétendre gouverner, elle va devoir sortir du lit mineur où elle est enfermée et que François Ruffin désigne comme une victoire « par une ruse de l’histoire »3 de la stratégie de Terra Nova de 2011 : une gauche circonscrite aux diplômés, aux jeunes et aux minorités (raciales, sexuelles, de genre…). Elle doit donc reconquérir les catégories populaires et moyennes des anciens bassins ouvriers et des territoires péri-urbains, qui aujourd’hui en priorité s’abstiennent et secondairement votent en premier pour le Rassemblement National. Or rien n'incite à penser que les dirigeants de gauche et leurs organisations ont le projet concret de se donner les moyens de faire reculer durablement l’abstention en dehors de la présidentielle. Les principales organisations de gauche donnent l’impression de vouloir devenir le plus gros tiers parmi les blocs du nouveau système politique de tripartition, en privilégiant la reconquête de l’aile gauche des électeurs macronistes (ce qui ne peut se faire que sur des bases sociétales car réinvestir fortement l’opposition capital/travail les rebuterait) plutôt que les catégories populaires « beaufisées »… Or dans cette configuration, la gauche pourrait ne jamais reconquérir de majorité parlementaire car les deux autres tiers s’accorderont instinctivement pour l’en empêcher, quitte à s’empêcher eux-mêmes. Et par ailleurs – c'est une question que la gauche doit se poser –, on ne transforme pas en profondeur la société ou tout du moins on n’engage sa transformation avec une simple majorité parlementaire, a fortiori relative, il faut aussi une majorité sociale.

1Bruneel a été confronté au premier tour à un candidat d’extrême gauche connu localement comme syndicaliste CGT virulent et une candidate ex communiste devenue PRG. Le syndicaliste ne s'est pas rallié au PCF au second tour. La candidate PRG a appelé à voter RN certes sous le manteau. Dans la 19e du Nord, Soloch (candidat PCF) n'a eu un bon report des voix des Insoumis et la socialiste Anne-Lise Tison a fait la campagne LREM… Bref, désunion de la gauche et alliance avec le diable. LR aux seconds tour à voté nul ou blanc

2Tous les tableaux de calculs et de comparaison sont en annexe.

3François Ruffin : «Jusqu’ici, nous ne parvenons pas à muer en espoir la colère des “fâchés pas fachos”», entretien accordé à Libération le 13 avril 2022

L’exécutif a été sanctionné…

Trois ministres, Christophe Castaner (président du groupe parlementaire) et Richard Ferrand (président de l’Assemblée Nationale) tombent… ce n’était pas inscrit dans les tablettes. L’action gouvernementale macroniste est directement dans le collimateur. Stanislas Guérini, délégué général de LaREM et nouveau ministre de la fonction publique, et Clément Beaune, proche collaborateur du Président de la République et ministre délégué aux affaires européennes, ont manqué d’être éliminés, mais ils sont sauvés par une partie des Bobos parisiens votent encore contre ses intérêts en croyant les fables libérales de la start-up nation (les autres votent à gauche parce que c’est bien culturellement, rarement parce qu’ils ont compris que c’était dans leur intérêt).

Une partie de l’électorat centriste, démocrate chrétien, socialiste modéré l’a ainsi boudé dès le premier tour, comme il a été dit plus haut et comme le montre une augmentation de l’abstention dans certains territoires de l’ouest français, étant un peu perdu par l’absence de direction et le flottement entre la présidentielle et la législative… peut-être aussi choqué par le ton outrancier adopté contre ses opposants au plus haut niveau de l’État. Les bons scores de quelques candidats de gauche en Bretagne et en Pays-de-la-Loire ont par ailleurs sans doute été nourri par un retour (provisoire ?) d’électeurs qui avaient préféré Macron et ses soutiens en 2017 et lors de la présidentielle de 2022. Ce qui expliquerait que l’institut Ipsos indique que le taux d’abstention des électeurs de Macron soit le même en 2017 et en 2022, soit 38 %.

Emmanuel Macron lui-même est sanctionné car il a fait la démonstration qu’il n’avait pas compris les conditions de son élection. Réélu par défaut, il s’est empressé d’effrayer ceux qui lui ont permis de battre le Pen. En mettant en exergue une seule mesure programmatique, la retraite à 65 ans, il a conforté son image de dirigeant obtus et injuste. En composant, au terme d’interminables consultations, un gouvernement aussi enthousiasmant qu’un slogan de Giscard, en refusant le débat pendant la campagne législative, en n’affirmant ni cap ni stratégie, il a donné l’impression de se moquer des Français, de leurs inquiétudes et de leurs aspirations. Les électeurs, en le privant de majorité, l’ont puni de cette désinvolture.

Mais les éléments de langage caricaturaux du camp présidentiel – le maximum étant atteint avec Amélie de Montchalin et ses propos sur « l’extrême gauche anarchiste » – ont sans doute créé une ambiance politique qui a permis à l’électorat macroniste d’être décomplexé dans son refus de faire barrage à l’extrême droite en votant pour la NUPES. On savait depuis longtemps qu’une partie de l’électorat de droite ne se donnait plus la peine de cet effort depuis quelques années, mais c’est nouveau chez les libéraux et les centristes : la diabolisation de la gauche ramenée tout entière dans ces discours au « gauchisme » supposé de Jean-Luc Mélenchon (il n’est pas d’extrême gauche évidemment mais il suit des comportements politiques gauchistes) a fait sauter un verrou. Le front républicain fonctionne encore à certains endroits sinon certains députés de gauche et de droite n’auraient pas été élus, mais comme d’habitude le front républicain fait plus facilement élire des candidats de droite. Les enquêtes d’opinion réalisées le jour du vote par Harris Interactive indiquait que les électeurs d’un candidat Ensemble ! au 1er tour avaient choisi l’abstention à 48 % dans le cas d’un duel NUPES-RN et le vote RN à 18 %, mais que les électeurs NUPES face à un duel Ensemble-RN se seraient abstenus à 45 % et choisi le RN à 24 %. Brice Teinturier, directeur d’Ipsos, lors de la soirée électorale du second tour a cependant avancé le chiffre de 72% des électeurs Ensemble ! qui se seraient abstenus dans les duels NUPES/RN.

Par contre, il ne faut pas se tromper de conclusion : Malgré des corrections importantes et une sanction de Macron, les Français n’ont pas changé de vote en un mois et demi. Ils n’ont pas élu une majorité alternative, ils ont juste refusé la majorité à Macron qui n’a plus le charme de la nouveauté et à qui l’on offre sa chance. Il ne faut pas aller chercher plus loin. Ils n’ont pas voté pour forcer les différents partis à d’accorder à l’Assemblée Nationale, ils savent bien que les projets de la gauche d’un côté et d’Ensemble ! et de la droite de l’autre, à plus forte raison du RN, sont orthogonaux. La fable racontée à ce sujet par Édouard Philippe le mercredi 22 juin matin est juste une manière de vérifier s’il reste une frange naïve et opportuniste à gauche qui pourrait sécuriser la majorité présidentielle relative … mais une fable reste une fable et les Français n’ont pas voté pour que les différents groupes travaillent ensemble et forment une GroKo… qu’on le regrette ou non, on ne transforme pas une culture politique ancrée depuis 60 ans par la magie d’un scrutin qui marque surtout le dysfonctionnement de notre système politique après des années de dégradation progressive : les Français n’ont pas adopté le 19 juin la culture politique des démocraties scandinaves, belge ou suisse.

Pour dire comme Rémi Lefebvre, dimanche 19 juin au soir, « que le scrutin majoritaire donne une représentation politique qui se rapproche de celle que pourrait produire la proportionnelle est un indice paradoxal de plus de la crise de défiance généralisée, accrue par l’échec pratique du macronisme et la faiblesse de son assise électorale réelle… La prime majoritaire ne peut même plus masquer le déficit de légitimité du système… »

L’extrême droite est la vraie gagnante du scrutin avec une dynamique qui pourrait être durable

Avant de regarder les chiffres dans les détails, on pouvait intuitivement considérer que l’élection d’un si grand nombre de députés RN avait été le fait de la seule rupture massive du front républicain. Cette élection de 90 députés d’extrême droite (Nicolas Dupont Aignan compris) n’était pourtant pas inscrite dans le marbre des résultats du 1er tour. Or, à regarder les résultats des deux tours, il est bien dû à une surmobilisation des électeurs d’extrême droite de l’élection présidentielle, ce qui n’était pas le cas précédemment.

Cette surmobilisation a commencé au 1er tour et explique la qualification de tant de candidats RN pour le second tour. Juin 2022 enraye la fatalité pour l’extrême droite. L’élection présidentielle du 10 avril 2022 avait déjà sonné comme un record : avec 23,15 % pour Marine Le Pen, 7,07 % pour Eric Zemmour et 2,06 % pour Nicolas Dupont-Aignan, elle totalise 32,3 % des suffrages exprimés, presque le tiers de l’électorat, plus que la gauche (trotskystes compris…). En progression de 6,3 points. En 2017, elle était tombée à 14,7 % pour les législatives, perdant près de la moitié de sa force de frappe, ne faisant élire qu’une dizaine de députés (Nicolas Dupont-Aignan compris). Le RN lui-même n’avait conservé que 13,2 % des suffrages exprimés au second tour. En juin 2022, l’extrême droite conserve l’essentiel de ses forces… Le RN rassemble 18,68 % des suffrages (un ratio de 0,8 par rapport à la présidentielle) et alors qu’il n’était présent que dans 120 circonscriptions lors du second tour de 2017, il le sera cette fois-ci dans 208. Nous l’avons écrit au début de cet article, les candidats d’extrême droite qualifiés pour le second tour disposaient dans la perspective du 19 juin de réserves de voix avec les suffrages recueillis par les candidats de « Reconquête ! ».

Cette surmobilisation s’est amplifiée au second tour : la très grande majorité des élus RN retrouvent au second tour un niveau de suffrages (pas de pourcentages ou de points, de suffrages) proche de celui recueilli par Marine Le Pen au 1er tour de la présidentielle. Dans 33 cas, les suffrages des députés RN au second tour dépassent les suffrages obtenus par Marine Le Pen au 1er tour de la présidentielle ; le nouveau député RN de l’Ain atteint même un niveau équivalent à la somme des suffrages des 3 candidats d’extrême droite au 1er tour de l’élection présidentielle … et Dupont Aignan les dépasse allégrement mais c’est un cas à part.

Dix candidats « malheureux » dépassent également au second tour les suffrages obtenus par Marine Le Pen au 1er tour, et bien d’autres encore obtiennent des suffrages pas si éloignés de ceux de leur leader. Dans un contexte d’abstention massive c’est un atout aussi puissant qu’inédit pour l’extrême droite, alors que les deux autres « blocs » ont connu une désertion importante de leurs électeurs de l’élection présidentielle.1

1Tous les tableaux de calculs et de comparaison sont en annexe ci-dessous.

Tableau de comparaison des résultats des candidats RN aux élections législatives avec ceux de Marine Le Pen lors du premier tour de l'élection présidentielle le 10 avril 2022

Et ce ne sont pas les départements du Nord, du Pas-de-Calais ou de la Moselle qui apparaissent les plus inquiétants : l’implantation du RN dans le paysage du RN y est devenue banale, les électeurs de Marine Le Pen n’y prennent donc même pas la peine de se déplacer en nombre pour la faire élire ainsi que ses amis du département. C’est le pourtour méditerranéen et la vallée du Rhône qui craquent, mais aussi des territoires d’Occitanie et de Nouvelle Aquitaine, ou encore le Loiret, l’Yonne, une partie de la Champagne et de la Picardie… L’Aude offre un cadre saisissant : le département est encore tenu par le Parti Socialiste (et sans discontinuer depuis 1945) qui avec ses alliés écologistes, radicaux et communistes bénéficie d’une majorité de 34 sièges n’en laissant que 4 à la droite « classique », et sur 73 maires de communes de plus de 1000 habitants 51 se rattachent à la gauche ; depuis plusieurs scrutins départementaux, la gauche emporte le plus souvent ses cantons face aux candidats du RN, le scrutin majoritaire a donc donné jusqu’ici une image déformée de la situation politique de l’Aude, sans élu d’extrême droite « visible » ; des Cassandre avaient expliqué au sein du PS que la situation était en équilibre précaire et que le jour où la digue céderait, tout céderait en même temps. La digue n’a pas cédé aux dernières élections départementales, elle vient de le faire totalement pour les élections législatives et les trois circonscriptions passent de LaREM (pour laquelle la majorité départementale avait « en sous main » fait voter en 2017) au RN.

Dans ces régions, ajoutées à celles où le RN faisait déjà élire des députés ou obtenait des scores aux élections intermédiaires, les électeurs sont désormais totalement décomplexés à l’idée de transformer leur vote à la présidentielle en vote pour le Parlement. C’est donc une logique d’adhésion ou en tout cas la volonté de choisir des députés du RN pour combattre Macron plutôt que des députés issus d’une autre famille politique : c’est inédit, avant les électeurs préféraient aller à la pêche considérant que seule leur protestation à la présidentielle comptait. Ils inscrivent donc leur vote dans la durée.

Si le RN sait capitaliser cette nouvelle posture, en consolidant le profil de ses cadres et parlementaires, alors il peut être sur les rangs pour lutter en 2027 pour le pouvoir et non pour la première place dans l’opposition. Le ton « respectable » et calme adopté par Marine Le Pen et ses principaux seconds est par ailleurs adapté à cet objectif, à la différence du « bruit et [de] la fureur » qui ont toujours cours chez les Insoumis. Et les changement de posture de personnalités de droite vis-à-vis du RN, Eric Woerth, ancien président LR de la commission des finances de l’Assemblée (pourtant rallié à Ensemble !), et Gérard Larcher, président LR du Sénat, au premier chef, pourrait les y aider.

Le retour du Parlement ou une crise de régime ?

D’aucun se prennent à rêver que le déroulement et le dénouement inédits de ces élections législatives débouchent sur une évolution institutionnelle en douceur de la Vème République. Le président de la République étant dépourvu de majorité parlementaire absolue se verrait ainsi contraint de négocier avec le Parlement, composé d’une Chambre basse « suspendue » et d’une Chambre haute tenue par la droite « classique ». Nous avons dit ce qu’il y avait à penser parallèlement de la fable philippiste d’une « Grande Coalition » à la française.

L’une des hypothèses pas tout à fait absurde serait d’imaginer que l’Élysée passe de manière plus ou moins formel un compromis avec le parti LR (tout en ménageant les apparences de l’opposition « constructive » revendiquée par ce dernier) en reprenant une pratique fort usitée sous François Hollande quand il disposait théoriquement de la majorité sénatoriale (et un peu après aussi) : en faisant débuter l’examen d’un certain nombre de textes au Sénat (pas seulement les textes qu’il faut obligatoirement transmettre en premier au Sénat et qui ont trait aux collectivités territoriales), il pourrait prendre acte des apports de la majorité sénatoriale pour demander à sa « majorité présidentielle » et au groupe LR de l’Assemblée nationale de sanctionner positivement les textes issus de la base gouvernementale amendés par le Sénat. Nous aurions donc une version droitisée du macronisme pendant le temps que cela pourra durer. Édouard Philippe qui vise sans doute la succession d’Emmanuel Macron qui ne pourra se représenter en 2027 aurait sans doute intérêt à ce mécanisme, qui pourrait le placer au centre de la nécessaire négociation politique entre droite classique et nouvelle droite macroniste.

Mais parallèlement, l’impossibilité constitutionnelle pour Emmanuel Macron de se représenter et les signes de fragilité politique donné par son équipage à l’occasion de la séquence récente pourraient donner des ambitions à la droite parlementaire en vue de profiter des difficultés de l’exécutif et porter un candidat issu de ses rangs à la prochaine élection présidentielle qui ne serait plus gêné par cette synthèse des Libéraux (plus ou moins autoritaires) au centre de l’échiquier politique. La stratégie de LR ne semble pas stabilisée comme le démontre le changement de pied surprenant de Gérard Larcher qui rompt avec le sacro-saint « cordon sanitaire » instauré par Jacques Chirac contre le Front National en proposant de considérer le RN comme un parti comme un autre.

Il y a cependant un terrain sur lequel LaREM et LR semblent s’accorder c’est de jouer en ce début d’été 2022 la cornérisation de la gauche parlementaire. Ainsi Gérard Larcher et Eric Woerth ont proposé que la présidence de la commission des Finances revienne au RN. Or ce n’est en aucun cas une obligation réglementaire : le règlement de l’Assemblée nationale édicte dans son article 39 alinéa 3 que « ne peut être élu à la présidence de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire qu’un député appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition. » Il n’est pas précisé cela doit être le groupe d’opposition le plus nombreux, à partir de là si la gauche s’accorde avec ses quatre groupes parlementaires sur le nom d’un(e) candidat(e), il revient à LR et éventuellement à LaREM (même si, depuis l’insertion de cet article dans le règlement de l’assemblée, la majorité parlementaire n’a pas pris part au vote de la commission sur le nom de son président) de faire un choix politique et de l’assumer : après avoir expliquer que le RN était le diable incarné, il sera cocasse de voir LaREM en coulisse prétendre préférer le RN à la NUPES.

Le mercredi 22 juin, Emmanuel Macron a renvoyé la responsabilité d’un blocage parlementaires aux oppositions parlementaires, il ne semble donc pas enclin à composer avec le Parlement, ce qui ne cesse d’interroger sur la compréhension qu’il a de la signification du message électoral qui lui a été adressé les 12 et 19 juin et des raisons de sa réélection le 24 avril 2022. Il est saisissant qu’il ait tenu à affirmer à deux reprises en 7 minutes que les Français avaient soutenu son projet présidentiel, ce qui est pour le moins sujet à caution. Il semble donc que l’affrontement entre l’Élysée et une majorité de députés soit une option sérieuse ; et si Emmanuel Macron pense être arrivé à rejeter la faute du blocage sur la NUPES, LR et le RN, il s’engagera sans doute dans quelques mois, un an ou deux ans dans une dissolution. Ce n’est pas seulement les Français qui n’ont pas voté en pensant vivre dans une démocratie scandinave, mais le chef de l’exécutif qui considère ouvertement que sa légitimité prime sur celle de l’Assemblée nationale.

Considérer ainsi que l’on pourrait tranquillement faire évoluer le régime de l’intérieur en transformant une Chambre suspendue en espace de négociation permanente et de construction des compromis politique entre l’exécutif et le législatif me paraît pour le moins hasardeux, tout à la fois parce que ce n’est pas le message politique des Français et que ce n’est pas la culture politique des acteurs de cette pièce. Ce serait faire abstraction par ailleurs de la crise politique que la France traverse depuis de nombreuses années, dont Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont été des symptômes parallèles et dont découle directement le résultat des élections législatives de 2022. Les difficultés auxquelles fait face le pays (ralentissement économique, inflation massive, difficultés climatiques, guerre en Europe) vont encore peser sur les difficultés sociales de nos concitoyens, sur l’état de nos services publics dont la dégradation a été mise en exergue comme jamais par la crise sanitaire. Les Français que toutes les enquêtes d’opinion présentent comme fatigués par deux années hors norme n’en ont pas moins exprimé une lourde colère, qui n’a pas disparu depuis la crise des « Gilets Jaunes » et il y a peu de raison qu’elle soit moins forte aujourd’hui.

Notre système politique a montré son essoufflement depuis de nombreuses années ; la situation inédite d’un président fraîchement réélu mais par défaut, avec une légitimité légale entière mais une légitimité politique fragile, une Assemblée nationale sans majorité évidente1, avec une légitimité politique affectée par un très faible taux de participation (comme en 2017), paraît un nouveau symptôme particulièrement abouti de cette « crise de régime ». Sans se poser la question d’un numéro de constitution, il apparaît plus que jamais nécessaire de faire évoluer nos institutions pour raffermir nos processus démocratiques, l’élaboration des décisions, le contrôle de l’action publique et réaffirmer en pratique l’expression de la souveraineté populaire. Georges Pompidou disait par ailleurs que la nature d’un régime démocratique dépendait bien plus du mode de scrutin utilisé que du texte de la constitution. L’Institut Rousseau a fait en novembre 2020 des propositions très construites ; elles ne satisferont sans doute pas tout le monde – l’auteur de ses lignes, lui-même, aurait quelques amendements à y apporter – mais elles ont le mérite de la cohérence et de la praticabilité, elles pourraient donc servir de base de travail à qui veut s’en saisir.

Cependant, la santé de notre démocratie républicaine ne dépend pas seulement de règles constitutionnelles et électorales, mais aussi de la qualité des acteurs politiques qui prétendent représenter les citoyens. Les familles politiques historiques du pays dans leur diversité ont impérativement besoin d’interroger leurs logiciels respectifs, même si parfois il a connu des mutations culturelles assez récentes. On ne peut de toute façon pas se satisfaire d’un fonctionnement démocratique théoriquement rénové si plus de la moitié des électeurs boudent le suffrage universel dans la plupart des scrutins ; et cela dépend aussi largement des propositions, des comportements, des pratiques mais aussi de l’imaginaire politiques qui leur seront soumis… Et cette question est d’abord posée à la gauche.

1Le cœur de la majorité présidentielle étant très éloignée des 289 sièges, la comparaison avec 1988 n’est pas possible, d’autant qu’en 1988, c’était un choix politique (partagé) de ne pas faire entrer le PCF dans la majorité parlementaire, mais la gauche était majoritaire à l’Assemblée nationale.

Élections législatives de 2022 : entre approfondissement et contradictions, une nouvelle étape de la crise démocratique
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17 juin 2022 5 17 /06 /juin /2022 14:27
Dimanche se tiendra le second tour des élections législatives.
 
Dans le pays, le 1er tour du dimanche 12 juin a vu le camp d'Emmanuel Macron reculer, payant ainsi sa politique de régression sociale et des libertés publiques (qu'il conduit en réalité depuis 2014) et son aveuglément quant aux conditions de sa réélection le 24 avril dernier. On le dit trop peu mais ces élections ont surtout marqué une progression très forte des scores de l'extrême droite et le RN devrait disposer pour la première fois au scrutin majoritaire d'un groupe parlementaire à l'Assemblée nationale : Macron et ses supporters en sont directement responsables. Une partie de la gauche s'est rassemblée autour d'un accord électoral inégal baptisé "Nouvelle Union Populaire Ecologique et Sociale" : la mécanique électorale lui permettra ainsi d'être plus présente au Parlement et c'est une bonne nouvelle, mais contrairement aux commentaires médiatiques et militants, il n'y a pas eu de réelle dynamique.
 
Notre démocratie républicaine est toujours malade et personne ne semble vouloir sérieusement travailler à reconquérir les classes populaires qui choisissent de s'abstenir massivement et toujours plus (plus encore que de voter RN). Sans ce travail, la gauche (et quand je parle de gauche, je parle de formation qui ont réellement envie de changer la société, pas les clones de François Hollande ou de Manuel Valls, qui dirigent avec des masques opportunistes la mairie de Bezons aujourd'hui) ne retrouvera pas le pouvoir.
 
J'ai aidé et travaillé un peu partout avant le 1er tour pour les candidats de la Fédération de la Gauche Républicaine et de la Gauche Républicaine & Socialiste ; nous ne présentions pas de candidat(e) sur Argenteuil et Bezons, le 12 juin dernier. Les résultats ont placé très largement en tête le candidat de La France insoumise qui a élaboré le très imparfait accord électoral NUPES ; en deuxième position, Mme Fiona Lazaar, députée macroniste sortante, a rassemblé 20% des suffrages exprimés... tout cela dans un contexte d'abstention massive. Mme Lazaar est complice de la politique antisociale, antiécologique et autoritaire imposée par Emmanuel Macron ; Mme Lazaar n'a strictement rien fait de son mandat pendant 5 ans... Nous n'avons pas besoin à Bezons et Argenteuil d'une députée macroniste inutile supplémentaire ; nous n'avons pas besoin d'une députée qui soutiendra des politiques qui feront du mal au pays et à nos concitoyens, notamment aux habitants des quartiers populaires.
 
Dans ces conditions, non seulement il ne doit pas y avoir une voix qui doit se porter cette députée sortante, mais le devoir d'un républicain de gauche, d'un socialiste réel et sincère, est de la faire battre : pour cela, il faut utiliser le bulletin Paul Vannier.
 
Frédéric FARAVEL
Conseiller municipal et communautaire Gauche Républicaine et Socialiste de Bezons
Président de "Vivons Bezons, le groupe des élus communistes, socialistes & républicains"
Coordinateur national des pôles thématiques de la Gauche Républicaine et Socialiste
Argenteuil-Bezons : éjectons la députée macroniste !
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10 juin 2022 5 10 /06 /juin /2022 20:51

Cette dernière partie de la série publiée par Le Temps des Ruptures propose des pistes de réflexion afin de permettre à la gauche de reconstruire une position offensive dans le champ politique.

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE LA GAUCHE EN 2022 SERA-T-IL DÉFINITIF ? (3/3)
REMONTER LA PENTE

La situation est grave mais finalement pas désespérée. Les partis de gauche se sont finalement rassemblés en quelques jours après s’être écharpés pendant des années pour affronter ensemble les élections législatives des 12 et 19 juin 2022. LFI rebaptisée « Union Populaire » n’a donc pas reproduit la faute politique de 2017 et a assumé une forme nouvelle d’union autour d’elle : Génération·s, puis EELV (au nom du reste du pôle écologiste), le PCF et enfin le PS ont donc signé un accord national inédit car exclusif – j’y reviendrai plus loin – pour une campagne sous les couleurs de la « Nouvelle Union Populaire Écologique et Sociale » (NUPES). Je ne ferai aucun pronostic ici à quelques jours du 1er tour de scrutin(1), ce n’est pas le propos de cette analyse… Cependant, il est évident que le nouveau rapport de force à gauche va peser sur sa recomposition et sa réorganisation, que la NUPES impose une cohabitation à Emmanuel Macron ou non. Par contre, la gauche reste devant des problèmes existentiels toujours non résolus : celle de son objet et sujet social ; celle de ses outils et de son organisation structurelle.

RÉINTÉGRER LES CLASSES POPULAIRES DANS LA POLITIQUE ET DANS LA GAUCHE

La gauche s’est toujours donnée pour mission de faire progresser l’égalité… dans l’exercice du pouvoir, de la citoyenneté, dans le droit ou plus largement dans le champ économique et social. Que ce soit pour conquérir la démocratie républicaine – qui est l’héritage politique des Radicaux – contre les Monarchistes, les Bonapartistes et les Conservateurs ou que ce soit pour instaurer la République sociale et une forme de pouvoir ouvrier – qui est la grande ambition initiale de l’ensemble des partis de gauche (et d’extrême gauche) issus du mouvement ouvrier. La posture des écologistes est différente et s’écarte d’une certaine manière de cette histoire comme le rappelle avec franchise David Cormand dans son article cité dans le deuxième article de cette série.

La désertion de la gauche par les classes populaires – ouvriers et employés – est ainsi plus qu’une difficulté politique et électorale, c’est un choc qui met en cause l’identité même de ce camp politique. Or ce phénomène commence dès le milieu des années 1980 – au rythme des déceptions générées par la « gauche au gouvernement » puis par la « gauche de gouvernement », de la transformation radicale sociologique de long terme de la composition des catégories populaires et de la désindustrialisation constante du pays – pour se généraliser au début des années 2000. Le 21 avril 2002, c’est la gauche de gouvernement qui dispose d’un bilan de gauche (malgré des fautes graves en fin de mandat) mais qui se prend en pleine figure la défiance massive des catégories populaires, alors qu’elle était persuadée de l’avoir pour partie reconquise après le drame ouvrier dont les restructurations de la sidérurgie lorraine de 1983-1984 furent le symbole.

Vingt ans plus tard, la situation ne s’est absolument pas améliorée.

L’abstention française atteint en 2022 26,3 % (2,1 points de moins qu’en 2002 ; l’abstention s’effondre à 20,3 % au 2nd tour en 2002, mais bondit à 28 % en 2022 : c’est une différence notable). L’abstention (selon un sondage Ifop de sortie des urnes) atteint en moyenne 26 % pour les catégories populaires, 25 % chez les employés mais 29 % chez les ouvriers ; elle atteint 36 % chez les inactifs non retraités – jeunes, pauvres privés d’emploi, etc. ce qui se retrouve dans l’abstention des personnes touchant moins de 900€ par mois ou des personnes ne disposant d’aucun diplôme (même inférieur au bac). À cela, il faut ajouter que les catégories populaires comptent le plus grand nombre de non-inscrits ou de mal inscrits sur les listes électorales : 9,3 % des ouvriers, 6,1 % des employés – si l’on s’en tient uniquement aux ressortissant français – contre 3,8 % des professions intermédiaires et 2,4 % des cadres supérieurs(2). Le premier parti des classes populaires c’est d’abord le « non vote ».

Ensuite si l’on examine la répartition des votes du 1er tour de la présidentielle selon différents indicateurs sociaux, on ne peut que constater le décrochage des catégories populaires :

  • ▪️La gauche, les écologistes et l’extrême gauche recueillent 35 % des suffrages exprimés des catégories polaires (36 chez les employés, 33 chez les ouvriers) contre 42 % pour l’extrême droite (40 et 44) et 18 % pour Emmanuel Macron ;
  • ▪️La gauche recueille 33 % des titulaires d’un bac  et 26 % des électeurs n’ayant pas le bac, contre 34 % et 45 % pour l’extrême droite et 25 et 23 % pour Macron ;

Par tranches de revenus :

  • ▪️De 1300 à 1900 € par personne : 32 % à gauche, 34 % à l’extrême droite, 26 % pour Macron ;
  • ▪️De 900 à 1300 € : 32 % à gauche, 35 % à l’extrême droite, 26 % pour Macron ;
  • ▪️Moins de 900 € : 48 % à gauche, 32 % à l’extrême droite, 15 % pour Macron.

Certains pourront trouver ce dernier chiffre étonnant, mais la stigmatisation des pauvres par l’extrême droite fait de la gauche un vote refuge. Mais on est loin de 2002 où on avait crié au drame et au décrochage des classes populaires et où pourtant les ouvriers avaient voté à 43 % pour des candidats de gauche et seulement 23 % pour Jean-Marie Le Pen. Pour mémoire en 1974 et 1981, les ouvriers avaient voté entre 68 et 73 % pour François Mitterrand au second tour, le vote à gauche entre 1974 et 1988 étant supérieur à 60 % au 1er tour des scrutins nationaux(3).

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE LA GAUCHE EN 2022 SERA-T-IL DÉFINITIF ? (3/3)

La gauche ne peut gagner les élections et durablement gouverner sans une base sociale large ; une stratégie « Terra Nova 2011 », assumée ou arrivant par une « ruse de l’histoire » comme le dit François Ruffin, ne permet pas de rassembler les suffrages suffisants  – notre nouveau modèle de tripartition électorale permet éventuellement de gagner sans majorité absolue parmi les électeurs – pour une victoire solide qui permettrait de transformer à long terme et radicalement la société, les rapports de force sociaux et surtout ses modes de répartition des richesses et de production. Pour gagner, la coalition électorale qui porte Jean-Luc Mélenchon à 21,95 % et l’ensemble de la gauche à 31,94 % n’est socio-politiquement pas gagnante, pas suffisante. Pour une gauche qui souhaite arriver au pouvoir pour gouverner et transformer la société, la reconquête des catégories populaires qui vivent et travaillent en dehors des quartiers populaires des métropoles est indispensable.

Le défi est de taille, car il s’agit de reconquérir des catégories sociales frappées de plein fouet par les conséquences de la mondialisation libérale et de la construction européenne, des personnes qui ont le sentiment d’avoir été si ce n’est trahies sinon abandonnées par les gouvernements de gauche, qui n’ont rien fait pour éviter la désindustrialisation, la destruction massive des emplois, la fermeture des services publics, la dégradation du pouvoir d’achat…

Ce n’est pas simplement que la « gauche du gouvernement » n’a pas fait assez pour répondre à leurs aspirations, mais qu’elle a conduit des politiques contraires à leurs intérêts primaires – de l’alignement sur les critères ordo-libéraux européens (et l’abandon de la politique industrielle) jusqu’aux taxes « écologiques » sur les particuliers(4) en passant par la loi El Khomri – et qu’elle a également arrêté de parler des sujets les concernant ou tout du moins d’avoir des propositions concrètes et opérantes. Sur ce désert, la conviction que la politique ne pouvait améliorer leur vie et que voter ne servait à rien, si c’était pour que les différents gouvernements mènent bon an mal an des politiques semblables, s’est profondément ancrée.

L’extrême droite a également rempli le vide créé par l’évacuation des principaux éléments de la question sociale et économique en proposant une réponse sur le terrain de la question identitaire : il s’agit de désigner aux catégories populaires des territoires ruraux et péri-urbains et des anciens bassins ouvriers les immigrés, leurs enfants et leurs petits enfants comme boucs émissaires, profiteurs et assistés, qui voleraient les emplois et profiteraient indûment des prestations sociales. C’est une rhétorique vieille comme le monde…

Une partie de la gauche s’est également engagée sur cette voie. La traduction politique par plusieurs dirigeants des travaux de Laurent Bouvet, en miroir avec la « stratégie Terra Nova », est tout autant méprisante pour les classes populaires que les considérations du think tank social-libéral « progressiste » : finalement, les uns et les autres concluent au conservatisme moral indécrottable des classes populaires, Terra Nova proposait de les abandonner à leur sort, les sociaux-libéraux « autoritaires » considèrent qu’il faut leur parler non de leurs conditions de vie (toute politique économique interventionniste étant renvoyée à une forme de bolchevisme) mais de leur « insécurité culturelle » et bannir toute forme de discours sur les progrès sociétaux. Au même moment avait fleuri chez une partie des élus locaux socialistes battus aux élections locales de mars 2014 et 2015 l’idée saugrenue selon laquelle ils auraient perdu le « vote musulman » à cause de l’adoption du « mariage pour tous ». La seule étude sérieuse sur le sujet démontre le contraire : la gauche a perdu les municipales de 2014 (et les départementales ensuite) entre autre parce que les électeurs issus de l’immigration, et de « culture musulmane » (au sens très extensif du terme), dans les banlieues populaires ont fait la grève du vote, considérant que François Hollande n’avait pas répondu à leurs attentes légitimes en matière de vie quotidienne (emplois, rémunérations, transports, logements, sécurité, éducation)(5).

Une partie des catégories populaires est également en déclin numérique, ce qui peut induire des comportements sociaux défensifs : Emmanuel Todd s’est récemment essayé à élaborer une nouvelle typologie sociologique de la France et il décrit que depuis le milieu des années 2000 les ouvriers – quelle que soit la forme que prend aujourd’hui cette catégorie – sont en déclin numérique et relatif marqué au sein de la société française(6). Après une forte baisse consécutive à la vague de désindustrialisation des années 1980, les ouvriers s’étaient stabilisés autour de 25 % durant une douzaine d’années, la chute a repris au même rythme que dans les années 1980 – c’est dire la violence réelle de la phase de désindustrialisation que nous venons de subir et subissons encore – pour atteindre 19 % de la population active en 2020. Parallèlement de 1982 à 2008, les employés sont passés de 25 à près de 30 % de la population active ; ils sont redescendus à 26 % en 2020. Les professions intermédiaires sont passées de 19 % en 1982 à 26 % en 2020 et surtout les cadres supérieurs (les fameuses CSP+) seraient passés sur la même période de 7,5 à plus de 20 %. Il y a une moyennisation ou un déclassement au sein des intermédiaires et des cadres, qui doit produire un sentiment de dissonance cognitive généralisé. Ainsi, les « petits bourgeois » que l’observatoire des inégalités qualifie de riches n’ont plus même de quoi acheter leur toit(7) ; mais comme ils continuent de bénéficier des vains bienfaits d’un consumérisme, ils ne se posent pas trop les questions économiques et sociales qui devraient les tarauder, pour se concentrer sur des enjeux de « libéralisme » culturel ou d’angoisse climatique pour laquelle ils n’ont pas de réponse.

Nos catégories sociales sont donc à redéfinir et l’un des moyens d’asseoir tout à la fois une remobilisation et une reconquête des catégories populaires, mais aussi d’autres catégories sociales qui ne savent plus trop bien comment se situer et se définir, c’est de reprendre les enquêtes sociales, comme les socialistes de la fin du XIXème siècle les avaient multipliées notamment avec Benoît Malon et La Revue Socialiste ; elles avaient largement contribué en France à faire de la classe ouvrière un objet social identifié, donc un objet politique pour les « républicains socialistes et progressistes », et en partie d’armer cette classe ouvrière en participant à sa prise de conscience d’elle-même. Le fait que la classe ouvrière des années 1880 à 1910 fut particulièrement diversifiée et peu unifiée (à la différence de la Grande Bretagne, de la Belgique ou de l’Allemagne) devrait nous inspirer au regard du fait que l’évolution de la classe ouvrière française tend vers une atomisation massive des travailleurs.

Jérôme Fourquet avait démontré en 2015 dans son analyse sociologique du « vote musulman » (c’est à ma connaissance la seule qui existe à ce jour, sachant que l’entrée confessionnelle est une grille d’analyse particulièrement classique en sociologie politique) que ce que différents acteurs politiques dénomment désormais les « classes populaires racisées » n’avaient pas de motivations politiques réellement distinctes des catégories populaires plus anciennement installées en France (qu’elles soient issues d’une immigration plus ancienne ou pas). Les déterminants politiques des classes populaires où qu’elles résident et quelles que soient leurs origines sont similaires : il s’agit de leurs conditions matérielles d’existence – emploi, rémunération, logement, transports, accès à l’éducation et aux services publics, sécurité – auxquelles il faut ajouter leurs conditions morales.

À des degrés divers, les uns subissent un mépris social, d’autant plus profond et mordant que la « classe ouvrière » organisée, visible et donc puissante semble avoir disparu du paysage social et politique et qu’on pense pouvoir la moquer sans grand risque (que n’ai-je entendu dans les débats départementaux du PS dans les années 1990 et 2000 sur le fait qu’il n’y avait « plus d’ouvriers en France ») ; les autres ajoutent à ce mépris social le fait d’être frappés par des discriminations à raison de leur couleur de peau, de leur origine (réelle, supposée ou fantasmée), de leur lieu de résidence, etc. d’autant plus insupportables qu’elles sont clairement interdites par la loi et pourtant massives et lentes à reculer … d’autant plus lentes à reculer qu’une partie des agents de l’État chargés de faire respecter la loi les perpétuent – le plus souvent à leur insu, mais aussi de façon assumée. Dans les années 2020, la conjugaison « classes laborieuses, classes dangereuses »(8), qui sert à décrire la perception par la bourgeoisie du XIXème siècle face à la « question sociale », reste totalement d’actualité : les uns sont suspects d’être racistes et conservateurs, les autres d’être communautaristes, rétifs à l’intégration, l’ensemble d’être frustres et profiteurs…

Évidemment, dans un contexte de désindustrialisation, de recul relatif de l’État social et des services publics de proximité, l’instrumentalisation de la question identitaire par l’extrême droite et les organisations communautaristes ont compliqué le paysage social et politique, au point que l’on peut parler dans certains cas de « tenaille identitaire » qui met en cause l’idée d’égalité républicaine elle-même. Ces différentes « entreprises » ont pour objectif de dresser les classes populaires les unes contre les autres, on a déjà vu cela ailleurs, ce n’est ni plus ni moins un projet de « guerre civile ». Les politiques néolibérales, conduites de manière plus ou moins assumées maintenant depuis plusieurs décennies, n’ont pas seulement abouti à désarticuler les classes populaires et leurs conditions de travail et de socialisation, elles ont convaincu les générations les plus récentes, placées dans un contexte d’atomisation croissante du travail, que seule l’initiative individuelle pouvait leur permettre de s’en sortir ; je me répète sans doute mais le mythe de l’auto-entrepreneur dans la start-up nation fonctionne encore en banlieue.

La gauche doit faire un travail de Titan (et de Sisyphe, qu’on imaginera « heureux » avec Albert Camus) pour reconquérir une hégémonie idéologique dans les différentes parties des classes populaires, réunifier leurs aspirations ou à tout le moins faire reculer les gains socio-culturels des identitaires de tous bords qui fracturent la société. Les orientations politiques et les propositions qui seront défendues (de la réindustrialisation à la lutte contre les discriminations, en passant par les conditions de travail et tout ce qui peut promouvoir une République concrète et effective au plus près des Français) seront centrales mais il faut aussi réinvestir la bataille culturelle.

J’ai un bémol majeur avec l’entretien de François Ruffin dans Libération le 13 avril dernier : LFI n’a pas réalisé dans les quartiers populaires un travail d’éducation populaire en profondeur. C’est pourtant cela qu’il faut conduire, en banlieue comme dans les autres territoires des catégories populaires. Cela nécessite un retour dans les associations d’éducation populaire qui, pour l’essentiel, ont abandonné leurs missions d’origine pour se concentrer sur le loisir ou « l’occupationnel ». Peut-être faudra-t-il en créer de nouvelles ? Les actions menées par les jeunes de la gauche républicaine sont intéressantes, mais elles doivent désormais se tourner vers l’avenir plutôt que la mémoire (sans abandonner celle-ci) et s’adresser à un public plus large donc différent. Il faut également relancer des dynamiques d’universités populaires, tout en s’interrogeant sur les outils à mettre en œuvre pour toucher autre chose que les petits bourgeois éduqués qui ont précédemment répondu présent, et eux seuls, à ce type d’initiatives.

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE LA GAUCHE EN 2022 SERA-T-IL DÉFINITIF ? (3/3)LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE LA GAUCHE EN 2022 SERA-T-IL DÉFINITIF ? (3/3)

REFONDER LES ORGANISATIONS POLITIQUES

En 2017, la cause était entendue : les partis étaient morts. Pierre Rosanvallon tranchait de manière définitive en affirmant dans Le Monde le 2 mars 2017 : « Le parti ne produit plus ni culture politique, ni programme, ni projets de loi. Il est devenu un rameau mort. »(9) La démocratie d’opinion publique allait remplacer la démocratie partidaire, avec une personnalisation et une soumission aux média accrues, un emballement des sondages et une consumérisation accrue des comportements électoraux. L’état des « vieux » partis et les entreprises politiques ultra-personnalisées autour d’Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon lui donnaient plutôt raison… Le problème, c’est que ce type de configurations favorise concrètement la droite, qui a toujours bénéficié de ressources structurelles qui rendaient la forme de parti secondaire : les médias, la haute fonction publique, sa proximité avec le monde économique dont elle sert les intérêts, les institutions d’État… Acter la mort des partis c’était acter d’une certaine manière la mort de la gauche ou d’une perspective de reconquête et d’exercice du pouvoir par une force politique incarnant la gauche. Or la sentence énoncée par Rosanvallon venait sanctionner une lente mais irrésistible évolution des partis politiques : accentuant leur professionnalisation et leur tendance oligarchique(10), les partis de gauche ont abandonné les principales fonctions d’un parti politique, celles qui visaient à éduquer, conscientiser, encadrer, intégrer socialement la « classe ouvrière » (à l’exception des écologistes et du grand Parti radical de la IIIème République, tous les partis de gauche français se sont rattachés à la « fiction nécessaire » de se penser le relais politique du « mouvement ouvrier »). Les partis ouvriers avaient pour mission de donner aux ouvriers « la science de leur malheur »(11). Le PS et le PCF ont connu leurs âges d’or comme organisations partidaires avant d’accéder au pouvoir, ils étaient alors de véritables milieux de vie, remplissant ces diverses fonctions électorales, idéologiques, sociales et identitaires.

À partir des années 1980 et surtout 1990, ils rejoindront d’un point de vue structurel leurs adversaires de droite pour ne plus assumer que la fonction de « machine électorale »(12) qui ne font que distribuer des investitures, mobiliser des fonds et de la main-d’œuvre pour emporter des mandats, qui offriront indemnités et capacité à distribuer des postes rémunérés ; on est en plein dans la définition que Max Weber donne du parti politique en 1919 : « procurer à leurs chefs le pouvoir au sein d’un groupement et à leurs militants actifs des chances – idéales ou matérielles – de poursuivre des buts objectifs, d’obtenir des avantages personnels ou de réaliser les deux ensemble »(13).

Par nécessité, les partis sont désormais marqués par un électoralisme local pragmatique (d’autant plus fort que les marges de manœuvres dont disposent les collectivités se réduisent), ils désinvestissent leur fonction idéologique et n’ont pas même chercher à renouveler leur pensée théorique, une fois passé l’effondrement soviétique (avec des conséquences aussi fortes sur les social-démocraties d’Europe occidentale que sur les partis communistes qui ont été longtemps discrédités par leur compagnonnage avec l’URSS). L’activité programmatique se technicise, s’externalise dans des think tanks, elle accélère le processus de désintellectualisation des organisations et d’éviction des non diplômés à qui on ne se donne même plus la peine d’offrir un capital de savoirs militants et idéologiques(14). Un des faits marquant qui a émergé lors du quinquennat d’Emmanuel Macron, c’est la déconnexion complète entre la représentation politique locale et la représentation politique nationale : LFI et LREM emportent les suffrages de la présidentielle, mais sont incapables de s’implanter sur le terrain où régions, départements et communes sont dirigés par des élus locaux, membres ou sympathisants de LR, du PS, du PCF et plus récemment d’EELV.

La forme « gazeuse » du mouvement politique n’a pas apporté plus de satisfaction et ne s’est pas donné les moyens de prendre le relais des partis politiques d’antan. De toute façon, elle n’est pas faite pour cela : toute l’énergie de LFI est tournée vers un seul objectif, porter son leader au pouvoir suprême, une contradiction difficilement réductible pour un parti qui affirme son hostilité à la présidentialisation (il est vrai que l’évolution institutionnelle de la Vème République depuis 2002 laisse peu d’alternative). Mais on l’a vu, LFI n’a pas su, pas pu – et surtout en réalité pas voulu – s’implanter dans les institutions locales, et c’est aussi une des difficultés majeures pour mener une action de terrain permettant de construire avec une conscience politique des citoyens sur le terrain.

LFI, comme LREM, sont de pures « machines électorales » au niveau national. L’équipe dirigeante des Insoumis, autour de Jean-Luc Mélenchon, a certes perdu l’élection présidentielle, mais ils ont mené objectivement d’une main de maître la séquence de négociations pour les élections législatives. Alors qu’il n’était pas inscrit sur les tables de la loi que la coalition électorale était la seule possibilité pour répondre aux intérêts des différents partis de gauche (certains sondages du 2 mai 2022 promettaient plus de députés au PS s’il se présentait seul qu’en coalition, ce n’était pas le cas pour le PCF et EELV), LFI en a imposé la grille de lecture et elle a imposé un type d’accord électoral qui n’était jamais intervenu à gauche : l’accord exclusif. Les partis rassemblés dans la NUPES présenteront donc 577 candidats en tout et pour tout (sans parler des dissidences qui ne manqueront pas d’intervenir) : 100 pour le pôle écologiste, 70 pour le PS, 50 pour le PCF et le reste pour LFI. Le parti populiste a « surpayé » relativement ses partenaires (surtout le PS qui se voit proposer 12,1 % des candidatures, alors qu’il ne représente que 5,7 % des voix des candidats à la présidentielle dont les partis se sont ensuite rassemblés dans la NUPES) pour les lier dans l’accord – je ne me prononcerai pas sur la qualité des circonscriptions « accordées » aux uns et aux autres, je n’ai pas eu le temps de les examiner. Alors que les chances d’imposer une cohabitation à Emmanuel Macron restent particulièrement faibles (une dynamique peut cependant se créer dans la campagne, n’insultons pas l’avenir), cette façon de faire ne vise que trois objectifs : invisibiliser la gauche non mélenchoniste dans les deux tiers du pays, drainer l’essentiel du financement public de la vie politique à gauche vers LFI et réduire les ressources des autres partis, PS et PCF au premier titre. Habituellement, un accord électoral à gauche pour les législatives se déclinait de la manière suivante : rassemblement partout où cela est nécessaire pour conquérir la circonscription ou là où les sortants de gauche peuvent être en difficulté, rassemblement pour faire barrage à l’extrême droite, concurrence là où la circonscription est « tellement à gauche » qu’un député de gauche sera de toute façon élu (c’est de plus en plus rare), concurrence là où la circonscription est ingagnable mais sans risque d’extrême droite… Cette formule permettait une éventuelle victoire électorale, comme en 1997 ou encore en 2012 (sur un format partiel PS-EELV-PRG-MRC) et elle permettait également aux différents partis de présenter suffisamment de candidat(e)s pour assurer d’être visible dans tout le pays et de recueillir suffisamment de suffrages pour un financement public de chacun des partis. LFI avec l’accord définitivement conclu le 4 mai 2022 cherche donc à installer son hégémonie structurelle dans la durée.

Dans la stratégie populiste adoptée par Jean-Luc Mélenchon et ses camarades, la grille gramscienne remplace la grille marxiste comme l’a sous-tendu Chantal Mouffe : la « bataille culturelle » se joue sur les sujets marqueurs d’identité politique, l’objectif étant de conquérir l’hégémonie culturelle en attisant ce qui forge la culture de gauche au détriment du développement d’une idéologie structurée. Ainsi LFI a massivement investi les réseaux sociaux, en privilégiant les thèmes marqueurs d’identité politique au détriment des questions européennes ou industrielles, par exemple. Or, ces thèmes sont les miroirs de ceux avancés par le populisme de droite : « créolisation » contre « grand remplacement », « anti-nucléaire » contre « anti-éolien », « bien-être animal » contre « pro-chasse », « théorie du genre » contre « traditionalisme », « environnement » contre « productivisme »… LFI applique une stratégie de « politique à la demande » : elle a agrégé une série de mesures catégorielles en rassemblant tous les mécontentements. C’est d’ailleurs ce qui rend la critique programmatique du programme de l’AEC difficile. Il y a tellement tout dedans que chacun peut y trouver son compte. Or l’absence de doctrine et de cohérence permet d’obtenir des suffrages mais in fine ne convainc personne ce qui est nécessaire pour conquérir et exercer le pouvoir.

C’est une version actualisée de la stratégie des « masses inorganiques » dénoncée par Léon Blum lors du congrès de Tours en 1920 : « Vous pensez, profitant d’une circonstance favorable, entraîner derrière vos avant-gardes les masses populaires non communistes, non averties de l’objet exact du mouvement, mais entretenues par votre propagande dans un état de tension passionnelle suffisamment intense. C’est bien là votre conception. Avec cela, qu’est-ce que le blanquisme a fait, pas grand-chose… En ces dernières années, il n’est même pas arrivé à prendre une caserne de pompiers sur le boulevard de la Villette… mais c’est à l’idée même, sans m’attarder à chercher si elle est réalisable ou non en fait, c’est à la conception théorique que je veux m’en prendre. Cette tactique des masses inconscientes, entraînées à leur insu par des avant-gardes, cette tactique de la conquête des pouvoirs publics par un coup de surprise en même temps que par un coup de force, mes amis et moi, nous ne l’admettons pas, nous ne pouvons pas l’admettre. Nous croyons qu’elle conduirait le prolétariat aux plus tragiques désillusions. Nous croyons que, dans l’état actuel de la société capitaliste, ce serait folie que de compter sur les masses inorganiques. Nous savons, en France, ce que sont les masses inorganiques. Nous savons derrière qui elles vont un jour et derrière qui elles vont le lendemain. Nous savons que les masses inorganiques étaient un jour derrière Boulanger et marchaient un autre jour derrière Clemenceau… »

Or la politique ce n’est pas répondre à une demande, c’est inventer une offre. C’est là où la stratégie de Gramsci (qu’on utilise à tort et à travers) est intéressante. Il y a bien une bataille culturelle à mener car, en réalité, les fondamentaux de gauche – je parle de ses principes mêmes, pas de marqueurs conjoncturels – sont en régression dans la société. La bataille culturelle n’est pas dissociable de la bataille idéologique qui nécessite de s’appuyer sur une conception claire du bien commun et de l’intérêt général. Récusons l’illusion commode du consensus dans laquelle la gauche gestionnaire s’est fourvoyée. Nous devons réaffirmer l’existence de clivages structurants au sein de la société. Mais une vision politique ne peut se passer d’un projet de société susceptible d’intégrer les adversaires du jour dans un nouvel espace collectif à construire parce qu’il sera devenu le cadre de référence de tous, suite à un combat idéologique de longue haleine. Ainsi défendre cette vision impose de ne pas rejoindre l’organisation gazeuse et populiste : le « gazeux » est une boutade bien pratique pour expliquer qu’on s’embarrassera pas de procédures d’arbitrage démocratique ; à son niveau Iñigo Errejon, cofondateur de Podemos, a dû se rendre à l’évidence qu’il n’y avait pas de possibilité apaisée et démocratique d’arbitrer un conflit de ligne (stratégique ou idéologique) au sein du parti populiste : un tel parti repose sur le leader et son cercle immédiat, si vous y êtes marginalisés, il ne reste que deux solutions, le silence ou la porte.

Il faut donc réinventer le parti traditionnel… Les lecteurs du dernier essai de Rémi Lefebvre(15)sont souvent restés sur leur faim : c’est ingrat. On ne peut pas inventer une forme d’organisation totalement nouvelle si l’on veut rester dans le cadre d’une démocratie représentative. Il faut faire le deuil de l’image du parti de masse que notre imaginaire impose à gauche : nous n’avons jamais connu en France les conditions sociologiques de la Grande Bretagne, de la Belgique ou de l’Allemagne, et aujourd’hui nous devons reconstruire dans une société « archipellisée ». Par contre, nous pouvons réapprendre à penser la forme social-démocrate d’organisation du parti politique (qui n’était pas si éloignée de celle des partis communistes), mais en réseau et non en liens organiques. L’urgence pour nos partis politiques est de réinvestir les fonctions abandonnées des partis pour reconquérir des couches entières de la population, d’abord à l’inclusion politique puis à un commun idéologique du primat de l’intérêt général et de l’égalité républicaine.

Réinventer une forme social-démocrate de parti en réseau, cela veut dire qu’il faut créer (ou recréer) des connexions, des coopérations renforcées, dans un écosystème d’associations (consommateurs, locataires, d’éducation populaire), de structures coopératives ou mutualistes ; cela veut dire aussi qu’il faut, si ce n’est rompre avec, tout du moins dépasser le mythe de la Charte d’Amiens : la déconnexion totale des partis politiques d’avec les syndicats de salariés est préjudiciable aux uns comme aux autres et elle est fondée sur un malentendu historique conjoncturel qui s’est maintenu en dépit du bon sens(16).

Le Parti politique dans cette configuration servira d’espace de coordination entre militants politiques, associatifs et syndicaux, les expériences des uns et des autres devant nourrir la réflexion idéologique et programmatique, les moyens dégagés permettant de créer des écoles de formation militante et des universités populaires, irriguant la société. Je ne vois pas d’autres moyens de reprendre pied dans la société et d’y reconquérir durablement une hégémonie idéologique.

Cela suppose également une recomposition politique qui n’a pas encore commencé mais dont la conflagration créée par cette élection présidentielle pourrait offrir l’opportunité. Le PS est probablement en train d’exploser sous nos yeux, les divisions héritées du début du XXème siècle sont par ailleurs inadaptées à notre temps dont les enjeux géopolitiques n’ont plus grand-chose à voir avec le monde d’avant la chute du mur de Berlin… L’écologie politique a une vision bien à elle de ce qu’est la politique, mais l’impératif écologique et climatique est aujourd’hui compris et intégré dans toute la gauche…

Tout cela paraîtra peut-être utopique mais la gauche est à reconstruire, que la NUPES impose une cohabitation ou non en juin prochain…  Après avoir accumulé des années d’impasses politiques, tactiques et stratégiques, nous n’avons pas grand-chose à perdre en nous jetant à l’eau !

Références

(1)L’article a été rédigé entre le 1er et le 7 mai 2022

(2)Loin des urnesL’exclusion politique des classes populaires, Camille Peugny, 23 mars 2017, Metropolitiques.eu

(3)Gougou Florent – Comprendre les mutations du vote des ouvriers – Thèse IEP de Paris – 2012 (p. 178)

(4) N’oublions pas que la révolte des « Gilets Jaunes » sous le quinquennat d’Emmanuel Macron débute par une mobilisation contre une mesure prévue dans la loi pour la transition énergétique et la croissance verte portée par Ségolène Royal en 2015 et ardemment défendue par les groupes parlementaires écologistes de l’époque.

(5)Karim vote à gauche et son voisin vote FN, Jérôme Fourquet, éditions de L’Aube, Fondation Jean-Jaurès, novembre 2015.

(6) Les Luttes de classes en France au XXIème siècle, Emmanuel Todd, Seuil, janvier 2020

(7)https://www.inegalites.fr/Rapport-sur-les-riches-en-France-pour-que-la-connaissance-progresse [mise à jour de l’article au 2 juin 2022]

(8)Classe laborieuses, classes dangereuses, Louis Chevalier, 1958, disponible dans la collection Pluriel (Fayard)

(9)Pierre Rosanvallon : les propos de Fillon « marquent un tournant populiste dans la campagne », entretien accordé au Monde, le 2 mars 2017

(10) Le phénomène est décrit dans le détail pour le PS dans La société des socialistes, Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre, octobre 2006, éditions du Croquant

(11) Extrait d’un article de Fernand Pelloutier, dirigeant anarcho-syndicaliste, Le Musée du travail in L’ouvrier des deux mondes, 1er avril 1898 : « Ce qui lui manque [à l’ouvrier], c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre quoi doivent être dirigés ses coups ». Ce texte a été réédité par J.-P. Lecercle (2002). in L’Art et la Révolte aux éditions Place d’armes.

(12)Je vous laisse approfondir la notion de « Machine » politique ou électorale en lisant Les machines politiques aux États-Unis. Clientélisme et immigration entre 1870 et 1950, François Bonnet, dans Politix, n°92, 2010 https://www.cairn.info/revue-politix-2010-4-page-7.htm

(13)Le Savant et le Politique, Max Weber (1919)
en libre accès ici : http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html

(14)C’est une des formes de la crétinisation des élites dénoncée par Emmanuel Todd dans La lutte des classes en France au XXIème siècle➔ https://bit.ly/37oZWXr

(15)Faut-il désespérer de la gauche, Rémi Lefebvre, mars 2022, édition Textuel, coll. « Petite encyclopédie critique »

(16) La charte d’Amiens est adoptée au congrès de la CGT de 1906 qui voit sa prise de contrôle par les anarcho-syndicalistes, qui rejettent par principe les partis politiques et la SFIO naissante. Mais les socialistes reprendront le contrôle de la confédération dès 1909. Le rôle de « courroie de transmission » réservé aux syndicats par le bolchevisme va jouer le rôle de croque-mitaine, pourtant la CGT n’a pas eu en soi à pâtir d’un point de vue organisationnel de ses liens organiques avec le PCF de 1946 à 1992. La Charte d’Amiens sera revendiquée à partir de 1946 par tous les autres syndicats, au premier chef FO scission non communiste de la CGT créée en 1946, CFTC puis CFDT, pour se distinguer de la CGT et revendiquer un vernis démocratique tout relatif (le droit de tendance n’existe pas à la CFDT), puis pour justifier une prise de distance croissante avec le PS et l’idée socialiste.

LE RENDEZ-VOUS MANQUÉ DE LA GAUCHE EN 2022 SERA-T-IL DÉFINITIF ? (3/3)
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